En estompant les frontières à la circulation des personnes, des idées, des biens et des services, la mondialisation a sans nul doute apporté son lot de bénéfices. La libéralisation des mouvements de capitaux présente un bilan plus mitigé - c'est un euphémisme. L'un des aspects les plus dérangeants du processus est la façon dont il a favorisé l'émergence d'une classe de super-riches et d'entreprises multinationales qui semblent échapper aux lois nationales, et notamment à l'impôt, aussi facilement qu'on survole les frontières à bord d'un jet privé. En transférant leurs profits d'une filiale à l'autre, en exploitant les trous du patchwork réglementaire international, les multinationales réduisent à presque rien leur facture fiscale. Les individus les plus fortunés peuvent eux aussi limiter leur contribution en plaçant leurs revenus à l'étranger. Dans un monde aux frontières désormais floues, les Etats semblent incapables d'imposer leur volonté. Le ressentiment de la population contre des politiciens impuissants augmente en conséquence.
Si la crise financière de 2008 n'a pas fondamentalement changé le cours de la mondialisation libérale, plusieurs signes laissent penser que les responsables politiques, las de passer pour des pantins, veulent désormais exercer leur autorité au-delà des frontières nationales. Je voudrais donner ici quelques exemples récents d'actions extraterritoriales. Esquisser le potentiel et les limites de ces mesures ou propositions qui feront sans nul doute couler encore beaucoup d'encre.
L'exemple le plus parlant est la législation américaine FATCA . Plutôt que d'attendre en vain une coopération des pays tiers dans leur lutte contre l'évasion fiscale, les Etats-Unis ont adopté un dispositif qui imposera un prélèvement très dissuasif à toutes les banques étrangères ne leur communiquant pas les informations sur les contribuables américains en leur possession. Cette loi, qui doit entrer en application à la fin de l'année, provoque un malaise dans les autres pays: difficile d'accepter en effet que Washington, dans une sorte de prérogative impériale, prélève l'impôt au-delà de ses frontières sans aucune concertation. Cette brutalité se justifie néanmoins face à des paradis fiscaux non-coopératifs et face à l'inventivité sans limite des fiscalistes pour aider leurs clients à contourner l'impôt. Pour être totalement légitime, FATCA devrait se transformer en un accord international d'échange automatique d'informations. L'accord conclu avec cinq grands pays européens ouvre la voie à cette coopération. Il devrait être étendu (voir ce que j'ai écrit à ce sujet ici et ici)
L'impôt sur la nationalité proposé par le président-candidat Sarkozy est un autre exemple de mesure extraterritoriale. L'un des rares pays d'Europe à prélever un impôt sur la fortune (ISF), la France est frustrée de voir ses citoyens les plus fortunés s'exiler en Belgique, en Suisse, au Luxembourg ou plus loin encore (voir ici). Face à la quasi-impossibilité d'une harmonisation fiscale en Europe, il n'est pas étonnant de voir poindre la tentation de mesures unilatérales. Nicolas Sarkozy propose de s'inspirer du modèle américain, où les citoyens sont redevables de l'impôt indépendamment de le lieu de résidence et indépendamment de l'origine de leurs revenus. Plus précisément, il veut forcer les Français de l'étranger à s'acquitter auprès du fisc de la différence entre l'impôt sur le capital payé dans leur pays de résidence et ce qu'ils auraient eu à verser en France. La proposition ne porte pas sur l'ISF.
L'idée est tout sauf neuve: il y a quelques années, des socialistes, dont Dominique Strauss-Kahn, avaient proposé un "impôt citoyen", rebaptisé "impôt Johnny" en référence à un exilé fiscal célèbre. En 2010, le socialiste Jérôme Cahuzac, président de la Commission des finances de l'Assemblée nationale, a remis la proposition sur la table, mais elle fut combattue par... Nicolas Sarkozy (voir cet article du Monde). Aujourd'hui, François Hollande maintient l'idée, étendue chez lui à l'ISF.
Au-delà du débat électoraliste et quelle que soit la formule retenue, la taxe sur la nationalité repose sur l'idée que la citoyenneté est un privilège, dont l'impôt est une contrepartie. La seule façon d'y échapper est de renoncer la nationalité. En cela, la taxe apporte une solution puissante à la problématique de l'expatriation fiscale. Il faut noter qu'elle s'ajouterait à la nouvelle mouture d'une "exit tax", consistant à imposer les revenus au moment de l'expatriation, une taxe que le gouvernement peine toutefois à mettre en oeuvre (voir cet article des Echos).
On peut s'interroger sur la pertinence de substituer le principe de nationalité au principe de résidence, une mesure qui risque de provoquer des frictions avec les pays tiers, ainsi qu'avec le droit européen. Sans parler des problèmes de double imposition. Une coopération internationale serait nettement préférable aux mesures unilatérales. A moins que ces dernières ne soient qu'un premier pas vers la première.
La Taxe sur les transactions financières (TTF) permet de considérer la problématique d'un autre point de vue. Ici, une proposition a été déposée - après une longue attente - dans le cadre européen. Les Etats membres ont donc une possibilité concrète de mettre en oeuvre cette coordination seule à même d'assurer un régime équitable. Pour l'instant, un accord unanime semble impossible. Faute d'accord à 27, un groupe avancé, par exemple la zone euro, pourrait aller de l'avant, dans l'espoir d'être rejoint par le reste de l'UE. De même que la taxe européenne doit elle-même inciter le reste de la planète à emboîter le pas.
Il est intéressant de noter que la proposition de la Commission a été conçue sur base d'un critère d'implantation: sont taxées les deux parties à une opération financière, pour autant que l'une d'entre elle soit implantée en Europe. Les conséquences sont multiples: d'une part, on évite de taxer les transactions en fonction du lieu où elles sont enregistrées. De la sorte, on évite de pénaliser outrancièrement les grands centres financiers, comme le City de Londres et on minimise le risque de délocalisations ("financial leakage", dans le jargon). D'autre part, on introduit un élément d'extraterritorialité, puisqu'un opérateur d'un pays tiers sera taxé pour une transaction conclue avec un opérateur européen. Il faudra voir comment les centres financiers mondiaux, de Wall Street à Hongkong, réagiront à cette mesure qui les visera. Leurs Etats ont jusqu'à présent refusé toute TTF à l'échelle mondiale. On peut avoir un avant-goût des réactions en considérant la polémique née autour de l'inclusion de l'aviation dans le système d'échange de quotas d'émission de CO2. Afin de limiter les émissions, l'Union européenne vient de l'inclure le secteur aérien dans son système ETS de quotas d'émission. Le mesure touche surtout les compagnies européennes, mais aussi celles des pays tiers qui décollent ou atterrissent en Europe. Le reste de la planète déteste la mesure. La Chine a même menacé de cesser d'acheter des Airbus si elle est maintenue. Si l'Europe doit choisir entre Airbus et le climat, que choisira-t-elle ?
Ces exemples illustrent, chacun à leur manière, la difficulté d'une action publique efficace dans un monde globalisé. Face à l'infinie lenteur du processus de décision mondial ou européen, l'inaction n'est pas une option acceptable. Un peu l'image de la façon dont l'Union soviétique hésita à mettre en oeuvre le "socialisme dans un seul pays" -toutes proportions gardées-, certains pays ou blocs de pays sont tentés d'avancer seuls. Mais les mesures unilatérales à portée extra-territoriale brusquent les voisins, se heurtent au droit existant et risquent de provoquer des mesures de rétorsion. Plus fondamentalement, elles comportent un risque d'échec important. La Suède, qui dut abroger à la hâte sa propre taxe sur les transactions financières dans les années 1990 après avoir constaté la fuite de son secteur financier à Londres en sait quelque chose. Elle est aujourd'hui l'un des plus farouches opposants à la TTF européenne.
Entre l'inaction et le risque élevé d'échec, les choix ne sont pas faciles. Un travail de fond, qui permettrait de convaincre les opinions publiques nationales qu'une coopération entre Etats est préférable à leur mise en concurrence, serait sans doute la meilleure manière d'avancer. Hélas, il est plus probable que les dirigeants continueront d'agir à leur (petite) mesure, à coups d'actions unilatérales et de contre-mesures.
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