dimanche 18 janvier 2015

Amazon: quand Juncker l'Européen désavoue Juncker le Luxembourgeois

Jean-Claude Juncker l'avait promis: il ne s'immiscerait pas dans les enquêtes menées par les autorités européennes de concurrence sur les rabais fiscaux octroyés aux multinationales par le Luxembourg. "Ce serait indécent", avait même ajouté le président de la Commission.
Au vu des résultats préliminaires sur le traitement fiscal d'Amazon, il est bien vraisemblable que Juncker l'Européen soit contraint de pousser la décence jusqu'au désaveu complet de la ligne suivie par Juncker le Luxembourgeois.
Car l'argumentaire que viennent de présenter les experts de la DG concurrence est accablant. Seule l'extrême complexité du montage masque une vérité abrupte. En 2003, quand Jean-Claude Juncker était Premier ministre, le Grand-Duché a offert à Amazon un gigantesque cadeau fiscal pour que le géant de la distribution installe ses quartiers généraux sur le sol luxembourgeois. Un cadeau qui a privé les Etats voisins de recettes bien nécessaires, et qui a permis à Amazon de couler de nombreux concurrents en pratiquant des prix planchers.
Essayons de décrypter ce montage, en nous appuyant sur le travail des services de la Commission. Nous en analyserons ensuite les conséquences économiques et politiques.
La tête de pont d'Amazon en Europe est une société en commandite spéciale (SCS), qui a la particularité d'être transparente. Je vous rassure: le monde économique n'est pas soudainement devenu un endroit parfaitement vertueux. La transparence en question n'a rien à voir avec une quelconque divulgation d'informations au public. Non, la SCS est transparente fiscalement, c'est-à-dire qu'on considère que ses bénéfices doivent être taxés a niveau de l'actionnaire, plutôt que dans l'entreprise elle-même. Lux SCS (le triangle sur sur le schéma ci-dessous) ne paie donc pas d'impôt. Zéro, nada, nothing.
En théorie, les actionnaires américains devraient être imposés sur ce bénéfice, mais la Commission nous rappelle ce détail piquant: "en raison d’un décalage dans la classification de Lux SCS (...) entre le Luxembourg et les États-Unis, l’imposition des associés aux États-Unis peut être différée indéfiniment aussi longtemps qu’aucun bénéfice n’est rapatrié aux États-Unis". La vie est belle quand on a de bons avocats fiscalistes.



Même ces bons avocats, toutefois, n'ont pas réussi à loger 100% des bénéfices européens d'Amazon dans Lux SCS. La plupart des bénéfices allemands, français et britanniques remontent d'abord vers la société luxembourgeoise LuxOpCo . Cette Société anonyme plus classique (SARL) paie bien un impôt sur le bénéfice, elle, d'environ 28%. Tout l'enjeu va donc être de faire remonter ces bénéfices d'encore un étage, vers l'entité transparente.
Comment procèdent nos ingénieurs fiscaux ? Avec une technique bien rodée: les droits de propriété intellectuelle d'Amazon sont logés dans Lux SCS, qui les facture rubis sur ongle à LuxOpCo. La première aspire donc les bénéfices de la seconde, via le mécanisme des prix de transfert.
Toute cette construction juridique est bien sûr hautement contestable. Mais seule la dernière partie est contestée. La DG concurrence de la Commission européenne critique un ruling fiscal de 2003, qui a défini les redevances payées entre les deux entités.
Ce dont on discute, plus précisément, c'est la méthode utilisée pour calculer la valeur des royalties payés chaque année par LuxOpCo à Lux SCS. Le fisc luxembourgeois a approuvé un forfait annuel fixé en dehors de toute réalité économique. La Commission européenne le qualifie d'"arrangement cosmétique".
Les discussions entre la Commission et le Grand-Duché se poursuivront dans les prochains mois, en vue d'une décision au printemps. Le Luxembourg pourrait être condamné à réclamer des sommes considérables à Amazon au titre de l'impôt non perçu, requalifié en aide d'Etat illégale.
Cette évolution est bienvenue, mais elle doit nous amener à aller plus loin. D'abord, elle doit nous faire comprendre définitivement qu'une harmonisation fiscale est indispensable. Il est temps de cesser de considérer les multinationales comme des dizaines d'entités distinctes. Leur bénéfice doit être consolidé et réparti selon des critères clairs. L'incroyable complexité des prix de transferts les rend trop facilement manipulables, et les administrations fiscales ne sont pas équipées pour vérifier leur validité.
Nous devons aussi tirer les conséquences politiques de cette affaire. Jean-Claude Juncker s'est toujours défendu d'avoir joué le jeu de la concurrence fiscale déloyale. Après les LuxLeaks, il assurait, en outre, n'avoir jamais donné d'instructions à l'administration fiscale. Cette version ne tient pas vraiment la route.
En 2003, devant le parlement luxembourgeois, il se vantait d'avoir favorisé l'implantation d'Amazon au Luxembourg à travers des négociations. "Qu'AOL et Amazon viennent au Luxembourg, et que grâce à cela nous obtenions une nouvelle perspective d'avenir, est le résultat d'une politique fiscale appropriée, d'une politique d'infrastructure appropriée, mais aussi le résultat de difficiles négociations avec le top management de ces groupes", déclarait-il à l'époque. "Ces discussions ont eu lieu en Amérique, elle ont eu lieu ici, et je ne les ai pas conduites tout seul", ajoutait-il, d'après des propos exhumés récemment par le Wall Street Journal.
Si ces négociations n'ont pas porté sur le traitement fiscal de l'entreprise, quelle était leur nature ? Se limitaient-elles à "l'aide pour la relocalisation des employés, notamment pour l’expédition des visas et la scolarité des enfants", comme l'affirme l'ancien CFO de l'entreprise dans cette interview ? On peine à la croire. Comment se fait-il que le fisc luxembourgeois ait approuvé en onze jours le montage proposé par Amazon, un délai jugé trop court pour conduire une véritable analyse économique (voir point 63 de la décision) ? N'y a-t-il eu aucune interférence politique ?
Voilà des questions que les eurodéputés pourraient poser au président de la Commission, s'il se présente devant leur future commission d'enquête.
Reconnaître la nature profondément déloyale pratiquée par le Luxembourg quand il était Premier ministre, voilà un geste qui honorerait Jean-Claude Juncker. Bien sûr, il n'est pas le seul. L'Irlande, la Belgique, les Pays-Bas pratiquent eux aussi le dumping fiscal. Mais en prenant clairement ses distances avec son passé, M. Juncker redeviendrait crédible sur les politiques que sa Commission entend mener demain pour harmoniser l'impôt des sociétés.

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