mardi 23 décembre 2014

L'harmonisation fiscale pour les nuls

L'harmonisation fiscale européenne serait-elle de retour ? Depuis des années, on nous assure qu'il serait complètement irréaliste d'aligner l'impôt entre pays européens. La règle de l'unanimité, nous expliquait-on, rend impossible de trouver un accord sur une question aussi sensible. Mais les Luxembourg Leaks ont remis la question à l'ordre du jour.



Critiqué pour son rôle quand il était Premier ministre du Luxembourg, Jean-Claude Juncker, assure désormais que "l'harmonisation fiscale est une nécessité absolue", et une priorité de son mandat à la tête de la Commission européenne. Ne dit-on pas que les braconniers font les meilleurs garde-chasse ? Les prochaines années permettront de le vérifier.
Mais de quoi parle-t-on, en fait ? Je vous propose un petit tour de la question - en mode pédagogique.

Harmoniser le taux ou l'assiette ?

Avant de commencer, tordons le cou à un malentendu: l'harmonisation dont on parle pour les sociétés, à l'heure actuelle, ce n'est pas celle des taux. L'Europe ne doit pas décider, par exemple, que tous les bénéfices seraient taxés à 25% partout sur le continent, ni même dans une fourchette de 15% à 30%. Peut-être cette question se posera-t-elle un jour, mais nous n'en sommes pas là.
Ce qu'on doit harmoniser d'abord, c'est l'assiette.
L'assiette (ou base imposable), c'est ce sur quoi porte l'impôt. Celle de la TVA, par exemple, c'est grosso modo toutes les transactions commerciales. Cette assiette TVA est harmonisée en Europe depuis longtemps. Plusieurs directives ont établi des listes de bien et services tombant dans telle ou telle catégorie de taxe sur la valeur ajoutée. A partir de ce socle commun, chaque Etat reste libre d'imposer le taux de son choix, avec toutefois un plancher de 15% pour le taux normal.
Pour l'impôt des sociétés, c'est plus compliqué. L'assiette, ici, c'est l'ensemble des règles qui permettent de calculer le bénéfice imposable d'une société. Une fois que ce bénéfice est établi, un taux est appliqué: plus de 30% en Belgique, France, Allemagne; environ 15% dans les ancien pays communistes; autour de 25% dans la zone nordique (Pays-Bas, Royaume-Uni, Scandinavie); et autour de 10% en Irlande, à Chypre et en Bulgarie.




Le taux, c'est l'élément le plus facile à comprendre, et donc on se focalise beaucoup sur lui. Mais comme je vous le disais au début, c'est l'assiette qui mérite notre attention. D'abord, pour la bonne raison que qu'il est impossible de fixer un taux commun si on n'a même pas encore déterminé sur quoi ce taux allait porter. Ça serait mettre la charrue avant les boeux.
Mais aussi parce qu'aujourd'hui, c'est avant tout en jouant sur l'assiette que les grosses entreprises parviennent à ne pas payer d'impôt. Google et consorts ne sont pas établis en Irlande parce que le taux est de 12,5%. Ces multinationales paient en réalité beaucoup moins !
Aujourd'hui, chaque Etat dispose en effet d'une multitude d'exonérations qui permettent aux entreprises de réduire fortement la base sur laquelle l'impôt sera prélevé au final. C'est le cas, par exemple, des intérêts notionnels en Belgique, grâce auxquels certaines sociétés ont pu exonérer 100% de leur bénéfice. Les LuxLeaks ont montré que dans certains montages, l'assiette de sociétés était réduite de 95% a Luxembourg. Quand peine 5% du bénéfice est taxé, le taux n'a plus tant d'importance...
Une méthode unique de calcul de l'assiette en Europe permettrait donc de limiter les possibilités d'optimisation agressive. J'y reviendrai plus loin. Avant cela, faisons un petit détour par l'histoire pour mieux comprendre les origines du système actuel.

Un petit retour aux origines

Depuis que l'impôt sur le bénéfice des sociétés a été inventé, au début du 20e siècle, il s'est développé de façon autonome dans chaque Etat. Dès le départ, des différences apparaissent dans le traitement des premières multinationales: faut-il taxer l'ensemble des bénéfices mondiaux dans le pays de siège ? Faut-il, au contraire, qu'une partie du bénéfice soit allouée à chaque pays d'activité ? Où s'établit le siège d'une société, alors qu'on voit se développer les premiers paradis fiscaux ?
Chaque Etat apportera une réponse différente, en fonction de ses intérêts. Les pays exportateurs de capital, comme le Royaume-Uni encore auréolé de sa puissance impériale, privilégieront la taxation basée sur la résidence. Autrement dit: ils voudront taxer chez eux les revenus mondiaux de "leurs" multinationales. Les autres Etats privilégieront une taxation à la source: c'est-à-dire qu'ils exigeront de pouvoir taxer eux aussi la richesse pompée sur leur territoire, sans tout laisser au pays de siège de la société.
Dès le départ, on se retrouve donc avec une prolifération chaotique de règles fiscales. Les premières à s'en plaindre, ce seront les multinationales elles-mêmes. Car si aujourd'hui elles arrivent à profiter au mieux du patchwork international, à l'époque elle subissent surtout une double taxation.
Leur lobbying précoce dictera l'agenda politique pendant des décennies: pour empêcher la double taxation de bénéfices, les Etats vont s'employer à conclure des milliers de conventions bilatérales.
On n'ira jamais plus loin en matière d'harmonisation: des tentatives isolées au sein de la Ligue des Nations (l'ancêtre des Nations Unies) dans les années 20 et 30 resteront lettre morte. Il n'y aura donc aucun cadre de référence pour les fiscalité internationale. Seul existe, jusqu'à aujourd'hui, un mic-mac de traités bilatéraux.
Faute d'unification, les Etats restent donc des petits îlots de souveraineté, alors que les opérateurs économiques sont mondialisés. Or, cette souveraineté s'avère être de plus en plus factice. En perfectionnant sans cesse leurs techniques comptables, les grosses sociétés réussissent à faire glisser leurs bénéfices d'un pays à l'autre pour réduire à pas grand chose leur facture fiscale, sans que les Etats puissent y faire grand chose.
Dans le jargon, on parle d'"érosion de la base imposable et transfert de bénéfices" (BEPS de son petit nom anglais, pour base erosion and profit shifting). Dans certains cas, on est même arrivé à un retournement complet de situation par rapport au début du 20e siècle. Il n'est plus question de double imposition, mais de "double non-imposition". Les entreprises ne sont plus taxées dans deux pays, elles ont réussi à n'être taxées dans aucun! En ce début de 21e siècle, c'est le problème sur lequel se cassent la tête les Etats et leurs experts fiscaux.

Fiction comptable

Récapitulons. Les multinationales vivent donc aujourd'hui dans une fiction comptable: un conte de fées dans lequel elles se divisent en des dizaines, centaines ou même parfois milliers d'entités (filiales, branches et autres) dans divers pays. Cet éclatement ne reflète évidemment pas la réalité. En vrai, il y a un centre de direction ultime et des bénéficiaires bien déterminés.
Les relations entre toutes ces entités sont censées être réglées harmonieusement par une règle simple: le principe de pleine concurrence. Il prévoit que les prix pratiqués entre toutes ces entités (les "prix de transfert") doivent refléter les conditions du marché. Pas question, en théorie, qu'une filiale surfacture ou offre un généreux rabais à une autre. En anglais, c'est plus visuel: on dit que les entités doivent être bien distinctes, comme indépendantes, maintenues à distance de bras (at arm's length). En jargon, on parle donc du arm's length principle - dites ALP.
Mais qu'on parle de bras ou de pleine concurrence, c'est seulement de la théorie. Dans la réalité, ces prix de transfert sont très éloignés des vraies conditions de marché. Ils sont d'autant plus faciles à manipuler que nous vivons dans une économie complexe, financiarisée et dématérialisée. Quel est le juste prix à appliquer à l'utilisation de la marque McDonald's ? Quelles est la valeur réelle d'un swap sur taux d'intérêt ? Combien coûtent réellement les services rendus par l'administration centrale d'une entreprise au bénéfice des filiales ? Il y a une large marge d'appréciation, et les multinationales en profitent à plein pot. Leur méthode est toujours la même: baisser le bénéfice dans les pays lourdement taxés, le déplacer dans les pays faiblement taxés, ou mieux, dans un paradis fiscal comme les Bermudes. La recette est désormais bien connue. Les LuxLeaks n'ont fait que confirmer une fois pour toute ce que tout le monde sait depuis longtemps.
Jusque récemment, les Etats se souciaient peu de cette situation. Un peu par souci de compétitivité, un peu parce qu'aucun politicien ne s'intéressait à ces questions complexes, beaucoup de petits pays ne se sont même jamais dotés de règles basiques pour éviter que les prix de transfert soient grossièrement manipulés. La Belgique a longtemps traîné. L'Irlande et le Luxembourg ne le font que maintenant. Leur négligence a coûté des dizaines de milliards d'euros à leurs trésors publics.

Les solutions

Depuis la crise financière, heureusement, l'heure n'est plus à la négligence. Si pendant quelques années, après 2008, on a pu penser que rien ne changerait, il existe aujourd'hui un vrai climat de réforme fiscale internationale. Et réforme, il y aura. La question est de savoir si elle ira assez loin.
On ne vous rien dit dans les médias (pour la bonne raison que beaucoup de journalistes n'y comprennent rien) mais deux approches sont en présence. Il faut bien les distinguer.
D'un côté, nous avons l'OCDE, incarnée ici par son directeur pour la fiscalité, Pascal Saint-Amans. Cette organisation consultative, parfois qualifiée de club de pays riches, était doucement en train de tomber en désuétude, quand elle a réussi à se refaire une réputation sur la question fiscale. Autrefois surtout soucieuse de libéraliser à tour de bras, l'OCDE a saisi l'esprit du temps: elle est désormais la championne de la réforme fiscale internationale.


Pascal Saint-Amans ne ménage pas ses efforts. Régulièrement invité par les dirigeants du G20 à faire le point sur ses travaux, il porte un programme de réformes en quinze points, dont certaines ne sont absolument pas cosmétiques. Il a déjà réussi, par exemple, à faire supprimer une des formes les plus usitées de montage fiscal agressif, les hybrides (voir ici). Il travaille aussi à un grand traité multilatéral qui s'imposerait aux traités bilatéraux (voir ici).
Ce sont d'indéniables progrès, mais sont-ils suffisants ? On peut craindre que non. L'action de l'OCDE risque même de détourner l'attention de l'autre approche envisagée pour rendre plus juste la fiscalité internationale: l'harmonisation de l'assiette de l'impôt des sociétés.

L'ACCIS, acronyme compliqué, solution simple

Nous revoilà donc face à l'harmonisation fiscale, dont je vous parlais au début de ce billet. En Europe, elle est connue sous l'acronyme barbare d'ACCIS, pour Assiette commune consolidée pour l'impôt des sociétés. En anglais, on dira Common consolidated corporate tax base, ou CCCTB. A vos souhaits.
Le principe, en réalité, est simple. Plutôt que d'accepter la fiction selon laquelle les multinationales seraient morcelées en de nombreuses entités, on admettrait enfin qu'elles sont une seule et même organisation. Leur bénéfice, du coup, serait comptabilisé pour toute l'Union avec une seule et même méthode de calcul. On pourrait encore, si on veut, décider de permettre la déduction des activités de recherche et développement, mais de façon uniforme. Plus question de mesure octroyée en douce par un gouvernement pour favoriser la délocalisation d'une entreprise.
Ce bénéfice unique serait ensuite réparti entre les différents pays selon des critères objectifs: les ventes, le personnel et ce qu'on appelle des immobilisations (par exemple la valeur des immeubles). Plus question de déplacer le bénéfice selon des artifices comptables. Cette répartition simple entre pays est connue sous le doux nom de formula apportionment.
Chaque Etat, enfin, serait libre d'appliquer le taux de son choix sur sa part du gâteau. Il resterait donc une marge pour la concurrence fiscale. Cette concurrence deviendrait seulement plus transparente.
L'ACCIS n'a rien de neuf. La Commission européenne y travaille depuis plus de dix ans. Elle a même déposé une proposition législative formelle en 2011. Pourquoi alors, me direz-vous, n'applique-t-on pas déjà cette solution miracle ?
L'une des réponses est que les Etats ne veulent pas abandonner leur souveraineté fiscale. C'est particulièrement le cas de l'Irlande, où toute la classe politique est vent debout contre l'ACCIS. En Belgique, personne n'en parle. Le pays aime se profiler comme un pro-harmonisation européenne, mais la réalité est beaucoup plus nuancée. La fédération des entreprises FEB milite contre le projet. Le nouveau ministre des Finances, Johan Van Overtveldt veut "y aller avec prudence en matière d'harmonisation fiscale". "Nous faisons partie de l'union monétaire et nous disposons par conséquent d'un arsenal politique limité lorsqu'il s'agit de réagir à un choc économique", a insisté à la Chambre le ministre N-VA. Dès lors, "il est peut-être indiqué de ne pas abandonner trop facilement, et de ne pas perdre un instrument de politique économique qualifié par d'aucuns de politique de niches".
Ce n'est donc pas gagné, d'autant plus que règne en Europe la fameuse règle de l'unanimité. Chacun des 28 Etats membres doit marquer son accord à une réforme fiscale.
Malgré les difficultés, ce projet ACCIS mériterait un peu d'attention dans le débat public. Si on veut cesser de s'indigner chaque fois qu'une multinationale échappe à l'impôt, on serait bien inspiré de bâtir un système solide qui permette une taxation efficace, transparente et juste. La volonté affichée par Jean-Claude Juncker de relancer l'harmonisation est donc la bienvenue. Faut-il y voir juste une manière de faire baisser la pression après l'affaire des LuxLeaks ? Ou deviendra-t-il réellement un braconnier repenti ? L'avenir le dira. Mais il est certain que la justice fiscale ne progressera que si l'opinion publique reste mobilisée.

J'espère, avec ce billet, vous avoir aidé à mieux comprendre un enjeu auquel trop peu de gens s'intéressent de par sa complexité. (N'hésitez pas à pointer tout manque de clarté dans le texte, je m'efforcerai d'y remédier).


Pour aller plus loin:
Le livre International Business Taxation, de Sol Picciotto, accessible librement, est une référence absolue. Bien que technique, daté (1992) et en anglais, il est, à ma connaissance, la meilleure source pour ceux qui veulent comprendre l'histoire de l'impôt des sociétés.

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