mardi 22 octobre 2013

"Le Capital au XXIe siècle" de Thomas Piketty, une formidable boîte à outils pour penser les inégalités

Le volume de 1.000 pages est à l'image de son sujet: capital. Avec "Le Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty confirme son statut de maître à penser pour la gauche  - et globalement pour tous ceux qui réfléchissent à la question des inégalités. Depuis une quinzaine d'années déjà, l'économiste français s'emploie à analyser la répartition des richesses en France, en Europe et dans le monde.
En 2011, avec Camille Landais et Emmanuel saez, il prônait une "révolution fiscale". Pas seulement le slogan creux désormais repris en choeur par les politiques, mais une proposition concrète de remise à plat de l'impôt sur le revenu. Un site dédié permettait à chacun de calculer sa propre réforme fiscale.  Récupéré par François Hollande pendant sa campagne, cet appel a été enterré. La brillante contribution au débat demeure.
Avec "Le Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty porte la discussion à un niveau plus élevé encore. Son livre est une formidable boîte à outil, qui éclairera durablement un débat trop souvent caractérisé par des approximations, des sentiments, des préjugés. Jamais l'inégalité mondiale n'avait été étudiée avec autant de minutie.
L'ambition de l'exercice se donne à lire dès le titre de l'ouvrage: toute ressemblance avec un autre livre important sur le capital écrit au XIXe siècle n'est pas fortuite. C'est d'ailleurs dans la lignée de Marx, mais aussi de Kuznets, que Piketty se place dans son chapitre introductif. Le premier avait prédit l'autodestruction du capitalisme sous ses propres contradictions, le second annonçait au contraire la fin inexorable des inégalités (la fameuse courbe de Kuznets). Piketty ne se livre à aucune prédiction aussi catégorique. Plus prudent que ses deux illustres prédécesseurs, il se distingue avant tout par la minutie du travail statistique. "De toute évidence, Marx écrivait dans un climat de grande exaltation politique, ce qui conduit parfois à des raccourcis hâtifs", n'hésite-t-il pas à souligner. Son "Capital au XXIe siècle" s'appuie au contraire sur les données les plus complètes, collectées à travers le monde par de nombreux chercheurs. Elles sont accessibles en ligne sur la World Top Incomes Database. Tout le travail technique, les graphiques et les tableaux sont accessibles ici.
Le livre est bien trop dense pour être résumé en un billet de blog. A coup sûr, il servira de référence pour des articles futurs, mais je voudrais exposer ici quelques uns des aspects essentiels.
Piketty recadre le débat en fixant quelques ordres de grandeurs et lois universelles.
La première est la tendance inexorable des inégalités à se creuser (avant redistribution fiscale) si le taux de rendement du capital est supérieur à la croissance du PIB. Or, à quelques brèves exceptions près, la croissance économique est toujours restée inférieur au rendement du capital dans l'histoire ! Notre cadre de pensée est configuré par le passé récent, mais les Trente glorieuses ne sont en réalité qu'une parenthèse historique. Mieux vaudrait nous préparer à un siècle où l'économie croîtra de 1% par an environ (taux qui est en réalité très élevé, démontre l'auteur dans des passages qui ne déplairont pas aux partisans de la décroissance); le rendement du capital tournera autour de 4% comme il l'a toujours fait. Conclusion: sans correction, les inégalités sont vouées à augmenter encore et encore.
Piketty rappelle aussi qu'à travers l'histoire, dans toutes les sociétés, les 50% les plus pauvres de la population n'ont quasiment jamais rien possédé. Cette constante ne signifie pas que l'inégalité soit un horizon indépassable. Au contraire, le XXe siècle a donné lieu à de très importants transferts de richesse, principalement au bénéfice de la classe moyenne. Le livre est émaillé de graphiques présentant des courbes en U. Elles montrent, sous de multiples angles, à quel point les inégalités très élevées du XIXe siècle se sont fortement réduites au XXe, avant de remonter depuis les années 1980. Un exemple parmi beaucoup d'autres ici. Seules les guerres semblent avoir permis de changer le cours des choses, parce qu'elles ont créé les conditions favorables à des vraies révolutions fiscales, en particulier l'impôt progressif sur le revenu.
Le livre se conclut d'ailleurs par un plaidoyer pour la réhabilitation de l'impôt progressif. Un objectif auquel l'auteur croit (espère) possible de parvenir de façon pacifique. Car la progressivité de l'impôt, qui incarne à ses yeux "un compromis idéal entre justice sociale et liberté individuelle", a été fortement érodée en trente années de néo-libéralisme. Si les inégalités forment un U sur le XXe siècle, les taux marginaux d'imposition forment une courbe inverse, en cloche (voir ce graphique). Après avoir culminé à des niveaux proches de 90% dans l'après-guerre (en particulier, ironie de l'histoire, dans les pays anglo-saxons aujourd'hui ultra-libéraux), les taux marginaux sont aujourd'hui bien trop faibles pour corriger la répartition inégale de la richesse.
Piketty se prend même à rêver d'un impôt progressif mondial sur le capital. Une utopie, admet-il, mais une utopie utile: elle serait "un point de référence pour mesurer ce que permettent et ne permettent pas des solutions alternatives". Un tel impôt permettrait aussi d'objectiver, grâce à des statistiques publiques, les chiffres de la richesse privée.
Utopique et utile, voilà des qualificatifs qui résument bien "Le Capital au XXIe siècle". On a pu percevoir à l'occasion de son passage récent à Bruxelles, à quel point Piketty capture l'air du temps, à quel point son exposé synthétise un enjeu dont tout le monde perçoit l'importance pour les décennies à venir.
En Belgique, la prochaine législature sera celle d'une grande réforme fiscale. Tous les partis reprennent le slogan de "révolution fiscale", beaucoup parlent de rétablir la progressivité de l'impôt sur le revenu (sérieusement rabotée, rappelons-le, par la réforme fiscale de Didier Reynders en 2003, qui a aboli les tranches à 52,5% et 55%). Il ne reste plus qu'à espérer que les incantations de campagne électorale donnent lieu à des réformes pas seulement cosmétiques. Afin de fixer un degré d'ambition, laissons la parole à l'auteur pour conclure: "d'après nos estimations, le niveau optimal du taux supérieur dans les pays développés serait supérieur à 80%". 82%, précise-t-il malicieusement dans une note en bas de page. Nous voilà prévenus.

5 commentaires:

  1. Piketty, ou l'art de tordre les chiffres et les statistiques pour montrer que le socialisme a raison. Ce travail est une manipulation : quand on voit que les revenus sur lesquels sont fondés les calculs de Piketty ne contiennent pas les retraites, qui est pourtant le patrimoine le plus important pour plus de 90% des ménages, toutes les belles conclusions de Piketty s'effondrent. Ses statistiques sont établies avant prélèvements et redistribution, et c'est écrit en petit dans un de ses innombrables tableaux. Il ne ment pas, hein ? Faut seulement trouver... Bref, il donne des conclusions et puis, il fabrique les données. Son ouvrage a toutefois le mérite de montrer jusqu'où pourra aller le totalitarisme fiscal que le socialisme veut mettre en place.

    Célestin

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  2. Il précise clairement que ses tableaux sont avant redistribution. Il propose un impôt sur le patrimoine équivalent à 3-4 points de revenus national et un taux marginal d'imposition sur le revenu élevé. Vous appelez ça "totalitarisme" fiscal. Je pense que c'est ce que pas mal de gens considéreraient comme l'expression de la justice fiscale.
    Les retraites sont le patrimoine le plus important de 90% des ménages ? Je ne sais pas d'où vous sortez cette affirmation, mais cela m'a 'air très fantaisiste.

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  3. Voyez toujours ceci :

    http://www.contrepoints.org/2011/06/16/30364-comment-thomas-piketty-a-manipule-ses-chiffres

    Célestin

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  4. Allez, j'en remets une couche, toute récente, sur les mensonges de Piketty :

    http://www.contrepoints.org/2013/11/26/147654-reforme-fiscale-au-secours-le-mensonge-piketty-est-de-retour

    Célestin

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  5. En général je me garde des arguments ad hominem, mais quand même, on ne peut pas ne pas noter le pedigree de l'auteur de cette tribune: "Frédéric Georges-Tudo a notamment été rédacteur en chef adjoint des magazines L’Entreprise et Management. Exilé en Irlande, il dirige Freedom & Liberty, une agence de communication..."
    Sur le fond des remarques:
    - sur le fait que les chiffres de Piketty sont avant redistribution. Cela ne les empêche pas de montrer une tendance à l'augmentation des inégalités. Celles-ci sont atténuées par les prélèvements, et c'est très bien.
    - sur le fait que les bénéfices non distribués sont inclus: on peut discuter de la méthodologie. Je note que les chiffres ne prennent pas en compte l'évasion fiscale, pourtant visiblement massive. Les chiffres ne Piketty ne sont pas forcément gonflés. Ils sont peut-être même sous-évalués.

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