dimanche 9 novembre 2014

Quelques réflexions sur les Luxembourg Leaks

La révélation, par un consortium de journalistes, de milliers de documents fiscaux incriminant le Luxembourg a fait l'effet d'une bombe. Mis en accusation par tous les journaux de la planète, le Grand-Duché voit réduits en cendres ses efforts pour se refaire une réputation ces dernières années.
Comme la Suisse, le Luxembourg s'était résolu à abandonner son secret bancaire (avec un révolver appelé Fatca sur la tempe, il est vrai). Bientôt, il échangera automatiquement des informations avec les pays tiers sur une large gamme de revenus financiers. Il espérait ainsi, enfin, se débarrasser de cette mauvaise réputation de paradis fiscal. Et voilà que les LuxLeaks lui pourrissent cette opération place propre!
Voilà son Premier ministre obligé de convoquer dare-dare une conférence de presse pour clamer que "les rulings sont conformes avec les lois internationales". Voici son ministre des Finances réunissant lui aussi les journalistes à Bruxelles, pour leur tenir des propos jamais entendus dans le bouche d'un financier grand-ducal. "Ce qui est légal aujourd'hui n'est peut-être plus souhaitable", a reconnu Pierre Gramegna, car "une situation où des entreprises internationales ne paient pas ou peu d'impôt est intenable, incompréhensible pour les (autres) contribuables".
Les LuxLeaks marquent donc une nouvelle étape dans la mise à mal d'un système, construit depuis quarante ans, qui a permis aux multinationales et aux familles fortunées d'éviter l'impôt. Comme les Offshore Leaks, comme les affaires Cahuzac,UBS, HSBC, ces Luxembourg Leaks attisent la colère d'une population lassée de voir se soustraire à la solidarité ceux qui devraient au contraire y participer le plus. Cette indignation est indispensable: les lecteurs de ce blog auront compris que sans elle, les réformes de justice fiscale s'enlisent dans des comités techniques, où les mauvaises habitudes reprennent vite le dessus (voir notamment ceci).

Quelques éléments de réflexion face aux arguments avancés par le Luxembourg pour sa défense:
 - "la plupart des pays européens pratiquent le ruling": c'est vrai, et il n'y a rien de mal au fond à ce que des entreprises obtiennent une clarté légale rapide sur leur situation fiscale. Le problème, c'est le caractère négocié et secret de ces décisions anticipés. J'ai consacré quelques pages de mon livre sur le dumping fiscal à cette pratique. La présidente du service belge de ruling, Véronique Tai, y confesse  l'existence d'une marge de négociation assez large entre le contribuable et l'administration sur les prix de transferts. Le Service des décisions anticipées (SDA) prend en considération des enjeux de concurrence fiscale dans ce contexte, dit-elle. Autrement dit: la crainte de voir une entreprise partir vers de meilleurs cieux fait partie de la négociation. Difficile d'imaginer que des cadeaux fiscaux ne sont pas octroyés aux entreprises.
- "Tout est légal". C'est forcément vrai au final puisqu'une administration a apposé le cachet de la légalité sur le montage proposé. Mais auparavant, les cabinets d'audit et conseillers fiscaux des multinationales auront eu l'occasion de tester des schémas plus ou moins agressifs. Une commission d'enquête britannique a permis de mettre en évidence que des montages fiscaux complexes n'ayant que 25% de chances d'être légaux étaient proposés.
- "Le Luxembourg va coopérer pleinement avec les enquêtes de la Commission européenne". Ce n'est que très partiellement vrai. Le Grand-Duché refuse toujours de transmettre aux services de la concurrence des documents qui doivent permettre d'évaluer si des aides d'Etat illégales ont été accordées via des rulings. Soucieux de garantir la discrétion à ses chers contribuables, notamment Amazon, le Luxembourg ne veut transmettre que certaines décisions spécifiques, mais pas tout le dossier. Est-il totalement insensé d'imaginer qu'il cherche à ménager le géant de la vente en ligne, qui fait travailler près de 1.000 personnes sur plusieurs sites luxembourgeois ?
Cette obstruction amène une autre question. Les rulings fuités par le consortium ICIJ pourront-ils être utilisés par la Commission européenne, voire par le fisc d'autres pays ? Ce n'est pas certain. La Commission elle-même est hésitante. Le Luxembourg qualifie quant à lui d'illégaux les documents publiés.

Soulignons un dernier point à propos des LuxLeaks: ils posent évidemment la question de la responsabilité de Jean-Claude Juncker. Premier ministre et ministre des Finances du Grand-Duché pendant près de 20 ans, il porte une grande responsabilité dans la conception du modèle fiscal Luxembourgeois, qualifié par le Tax Justice Network d'"étoile noire" des paradis fiscaux en Europe. Comme je le soulignais dans un portrait réalisé à l'occasion de son accession à la présidence de la Commission européenne,  l'homme ne s'est jamais expliqué. Dans les nombreux débats parlementaires, conférences de presse, émissions télévisées où des questions lui ont été posées, il a toujours botté en touche avec un art consommé de la noyade de poisson. Il est temps qu'il s'explique enfin. Ce n'est pourtant pas la voie qu'il semble suivre après les LuxLeaks. Celui qui avait annoncé une Commission européenne très politique a préféré envoyer son porte-parole au casse-pipe devant une meute de journalistes européens déchaînés. Il a pour sa part annulé une apparition publique à Bruxelles, lui préférant un événement plus discret en ses terres natales...

2 commentaires:

  1. Salut Eric,
    une nuance sur l'argument "tout est légal": le côté abusif de certains montages peut entraîner une requalification par une administration fiscale qui se sentirait lésée par ces montages. Avec l’aide de PricewaterhouseCoopers, le groupe GSK a utilisé un montage au Luxembourg, en 2010 et 2011, pour éviter de payer des impôts sur plus de 150 millions d’euros de bénéfice au Royaume-Uni. Cette opération d’évasion fiscale "légale" du point de vue luxembourgeois a été démantelée par le fisc britannique (http://www.mediattitudes.info/2014/11/la-boite-aux-lettres-luxo-de-gsk-qui.html). La légalité d'un montage n'empêche donc pas celui-ci d'être remis en cause par le fisc. C'est important de le préciser pour anéantir cet éternel argument qui en réalité ne tient pas la route.
    ++
    D

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  2. C'est vrai qu'il faut distinguer. Il y a une présomption de légalité au niveau national. En Belgique, par exemple, un ruling ne peut être contesté par l'administration (mais il peut l'être par un tribunal, comme ça vient d'ailleurs d'être le cas dans une affaire de droits d'auteur). Les fiscs étrangers sont quant à eux tout à fait habilités à contester des rulings, vu qu'il n'y a pas de reconnaissance mutuelle, ni même d'échange automatique des rulings (notamment parce que des pays comme le Luxembourg s'y opposent). Rien ne s'oppose à ce qu'un Etat requalifie des revenus exemptés par voie de ruling au Luxembourg. C'est ce qu'a aussi fait l'ISI pour cette filiale de Belgacom évoquée dans les LuxLeaks. L'enquête de la Commission montre bien aussi que la légalité n'est pas assurée au regard du droit de la concurrence.

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