dimanche 5 octobre 2014

Cadeaux fiscaux à Apple: le ver est dans la pomme






Apple pourrait devoir rembourser à Irlande des millions d'euros d'avantages fiscaux indûs (les fameux "sweetheart deals"). C'est sans doute ce que vous aurez retenu des articles de presse qui ont évoqué cette semaine la procédure initiée par la Commission européenne contre Dublin (voir le Guardian ou le Monde) . Depuis quelques mois, les informations du genre se succèdent, comme autant de signes que l'optimisation fiscale agressive pratiquée par les grandes entreprises n'est plus aussi tolérée qu'elle l'était. Une bonne nouvelle, sans doute, pour tous ceux qui voudraient que les multinationales contribuent à leur juste mesure à la collectivité. Dans le cas d'Apple, qui a planqué plus de 100 milliards de dollars offshore, un tel souhait est difficilement contestable.
Mais de quoi est-il question exactement ? Voyons ce que fait la Commission européenne - et surtout ce qu'elle ne fait pas. En fait, "Bruxelles" a décidé d'utiliser sa meilleure arme: la politique de concurrence. En la matière, elle jouit de compétences élargies, qu'elle ne se prive pas d'utiliser. Sans coup férir, elle sanctionne les cartels, interdit des fusions et impose le remboursement d'aides d'Etat. Tout le contraire de la compétence fiscale, qui reste la chasse gardée des Etats (c'est en vain que la Commission plaide, depuis les années 1960, pour une harmonisation de l'impôt des sociétés).
Dans le cas d'Apple, elle ne cible pas tant le faible taux d'impôt en tant que tel. Elle vise plutôt  le caractère sélectif de ce cadeau fiscal, qui risque de conférer à Apple un avantage sur ses concurrents. Ce biais lui donne une base légale pour agir.
Ce n'est pas la première fois que la Commission se base sur la politique de concurrence pour faire avancer des dossiers fiscaux. A la fin des années 1990, déjà, sous l'impulsion de Mario Monti, elle avait lancé des procédures contre des régimes jugés déloyaux, comme les centres de coordination belges. Après des années de bataille juridique, elle a fini par obtenir gain de cause, et les régimes ont été abolis. Une victoire à la Pyrrhus, qui n'a pas empêché les multinationales de trouver de multiples autres voies pour réduire à néant leur facture fiscale.
Le nouveau front ouvert par l'actuel commissaire à la concurrence, Joaquin Almunia -et auquel promet de combattre Margrethe Vestager qui lui succédera en novembre-  est-il voué au même sort ? C'est possible. La bataille n'en est pas pour autant insignifiante.
Son enjeu, au fond, n'est pas Apple, ni même l'Irlande, c'est la pratique du ruling, qui s'est généralisée depuis les années 1980. Initiée aux Pays-Bas, et rapidement copiée par les autres pays, elle consiste à donner aux entreprises une clarté précoce sur la légalité de leurs montages fiscaux. En Belgique, on parle de "décisions anticipées", en France de "rescrits". Ces décisions sont aujourd'hui un must pour les multinationales et leurs conseillers fiscaux. Ceux-ci ne viennent pas seulement obtenir un éclairage légal. Dans une confortable discrétion, ils peuvent en fait négocier l'impôt payé. Dans quelle mesure ? Difficile de se faire une idée, tant l'opacité règne. 
La procédure lancée par la Commission contre l'Irlande confirme clairement le caractère négocié des rulings. C'est même celui-ci qui est constitutif de l'avantage sélectif octroyé à Apple - et donc de l'infraction.
"La base taxable a été négociée, plutôt qu'étayée en référence à des transactions comparables", comme le prévoient les règles sur les prix de transfert, argumente la Commission. Un certain nombre de transactions ont été conçues spécialement pour atteindre un résultat taxable limité. La décision, accessible sur internet, mérite d'être lue.
On en parle moins, mais l'Europe n'a pas ciblé qu'Apple et l'Irlande. Une autre procédure vise un ruling luxembourgeois en faveur d'une filiale financière de Fiat. (C'est une loi médiatique tacite des années 2010: tout ce qui concerne Apple  grimpe automatiquement quelques échelons dans la hiérarchie de l'info.) La Fiat Punto est indéniablement moins sexy que l'iPhone, mais la décision visant Fiat Finance and Trade (FFT) mérite elle aussi qu'on s'y attarde.
Tout d'abord pour noter que la Commission n'est même pas certaine d'avoir identifié la bonne société! Le Luxembourg est tellement secret qu'il refuse toujours de transmettre ce genre d'informations basiques. Qu'à cela ne tienne, les services de Joaquin Almunia ont bien mené leur petite enquête. Au terme d'une analyse solide (ici, en français), en dépit du manque de données, ils parviennent à montrer que l'assiette fiscale a été calculée de manière extrêmement favorable. FFT ne paie d'impôt que sur une fraction infîme de son bénéfice...
Ces procédures européennes sont bienvenues, mais elles ne devraient pas détourner l'attention du véritable enjeu fiscal européen: celui d'une assiette commune pour l'impôt des sociétés. Tant que les Etats n'auront pas harmonisé la base de calcul de l'impôt, toutes les manipulations resteront possibles. Le débat public sur l'impôt se concentre sur les taux, mais c'est l'assiette qui est déterminante. Un signe ne trompe pas: en Belgique, les multinationales ont fait savoir qu'elles préféraient conserver le régime des intérêts notionnels (qui leur permet de réduire drastiquement leur assiette) à une réduction par deux du taux !
Plutôt que d'investir son énergie dans une nouvelle victoire à la Pyrrhus, la nouvelle Commission serait bien inspirée  de donner un nouvel élan à son projet d'ACCIS. Un tel effort requerra du courage politique, tant les opposants sont nombreux. Pierre Moscovici, nouveau commissaire à l'économie et à la fiscalité, sera-t-il à la hauteur de cet enjeu ? Les médias européens dissertent aujourd'hui sans fin sur sa gestion plus ou moins flexible des déficits. Mais c'est aussi sur le terrain de l'harmonisation fiscale qu'il pourra - ou non - imprimer sa marque.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire