lundi 22 juillet 2013

Taxation des grandes entreprises: l'OCDE fait bouger les lignes

BEPS pour "Base Erosion and Profit Shifting" : c'est le petit nom d'une initiative internationale qui pourrait bien faire bouger les lignes sur la fiscalité des grandes entreprises. Préparée depuis plus d'un an par l'OCDE, ce "club de pays riches" qui est aussi le principal forum de création des règles économiques internationales, le projet n'a pour l'instant pas trouvé beaucoup d'échos dans les médias. Tout à leur fièvre royaliste, les journaux belges n'ont pas écrit une ligne sur le sujet ce week-end, alors que les grands axes viennent d'être dévoilés. Le seul BEPS dont les annales garderont la trace sera ce Brevet Européen de Premier Secours obtenu par 10 habitants de Wasseiges.
Le débat qui s'est ouvert est pourtant de ceux dont on ne devrait pas faire l'économie. Depuis des années, les taux d'impôts riquiquis que se ménagent les multinationales à coup d'ingéniérie fiscale défraient la chronique. Et pour la première fois, l'OCDE travaille à un plan d'action concret pour y mettre fin. Pascal Saint-Amans, en charge du projet, se fixe un horizon de deux ans pour obtenir des résultats.
Parmi les mesures phares proposées, on retiendra:
- l'obligation pour les entreprises de dévoiler au fisc les schémas de planning fiscal agressif
- changer les règles de prix de transfert pour empêcher que les droits d'auteurs, royalties et autres "intangibles" soient placés dans les paradis fiscaux (une source énorme d'évitement de l'impôt)
- s'attaquer aux structures dites hybrides, grâce auxquelles les multinationales peuvent profiter des incohérences entre les législations des différents pays (une source énormissime d'évitement de l'impôt)
- préparer un traité multilatéral qui permettra d'amender d'un seul coup toutes ces règles sans devoir attendre trois décennies que les conventions bilatérales soient amendées un à une.
Un timing et un programme plutôt ambitieux, donc, d'autant plus qu'il est soutenu par tous les pays du G20...
Mais on retiendra surtout que l'OCDE s'obstine à rejeter un régime en lequel tous les partisans d'un système fiscal plus juste voient LA solution: la taxation unitaire des multinationales. Aujourd'hui, ces sociétés, bien qu'elles aient souvent un centre de décision ultime, sont considérées du point de vue fiscal comme une multitude d'entités. Le tout dans un flou artistique très propices aux astuces les plus tordues. En basculant dans un système unitaire, les multinationales seraient considérées comme une seule entité, dont l'impôt total serait alloué entre les pays en fonction de critères objectifs (emploi, ventes,...). L'OCDE n'ose pas s'aventurer sur cette voie: elle craint de s'enliser dans les blocages techniques et surtout politiques. Les pays comme l'Irlande ou les Pays-Bas, qui se font une spécialité d'encourager l'évitement fiscal des grosses entreprises, ne manqueront pas en effet d'utiliser tous les leviers pour freiner le processus.
Mais voilà bien une piètre excuse en réalité. Pour peser face à des entreprises dont le chiffre d'affaire dépasse le PIB des Etats (mais dont la contribution à l'impôt est ridiculement petite), la communauté internationale ne doit pas seulement être ambitieuse. Elle doit l'être beaucoup. Sinon, tout simplement, elle ne fera pas le poids. Et ses réformes seront à nouveau contournées, avec l'aide des milliers d'experts qui, à travers le monde, gagnent grassement leur vie en tirant profit des moindres failles des règles internationales.

Lire aussi l'éditorial du Financial Times sur le sujet, ainsi que l'analyse du Tax Justice Network

6 commentaires:

  1. Oui, c'est intéressant. Mais que penser du régime fiscal dérogatoire très favorable dont bénéficient les journalistes en France (forfait de charges) et aussi en Belgique (régime des droits d'auteur) ? Pourquoi tout salarié ne pourrait-il pas bénéficier d'un régime fiscal semblable aussi optimisé ? Commençons par régler cette question-là, non ?

    Célestin

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  2. Cela n'a strictement aucun lien avec la fiscalité des multinationales et les montants concernés sont sans commune mesure. Mais cela ne me dérange pas d'en discuter ;.)
    Pour ma part, j'ai cédé contractuellement mes droits d'auteur à mon employeur. Je perçois des droits de reprographie, collectés par la SAJ, de quelques centaines d'euros par an, qui sont imposés. Je veux bien qu'on me prouve le contraire, mais je n'ai pas l'impression qu'il y ait là un privilège exorbitant. Globalement, le journalisme est une profession de plus en plus précaire. Avec beaucoup de faux indépendants et aussi des travailleurs payés en droits d'auteur, ce qui n'a rien de confortable (cotisations sociales réduites, insécurité juridique...).

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  3. Oui, c'est peu de choses par rapport aux multinationales, j'en conviens. Mais j'aimerais moi aussi, en tant que salarié au job aussi précaire que le vôtre, ce qui est le sort commun de tous ceux qui n'ont pas la stabilité de l'emploi du secteur public, pouvoir bénéficier d'un dénaturation d'au minimum 30 % de mon salaire en droit d'auteur bénéficiant d'un régime fiscal de quasi défiscalisation (voir "les droits d'auteur et le fisc", sur le site de l'Ordre des Journalistes). Vous défendez cette niche fiscale, et vous en bénéficiez, c'est fort bien. Je n'aurais cependant pas non plus l'impression d'avoir un privilège exorbitant si je pouvais en bénéficier de la même manière. Mon travail de salarié ne serait-il pas aussi créatif que celui d'un journaliste ?

    Le peu d'économies qui me restent après avoir payé mes impôts suivant le régime commun, est placée en actions (pas assez de sous pour de l'immobilier). Ainsi, j'ai, par exemple, des actions françaises TOTAL, qui m'ont été échangées en 1999 contre les actions belges Petrofina que je possédais. Cette société françaises paye sur son résultat consolidé de groupe 55 % à 60 % d'impôt sur les revenus (il suffit de voir son bilan et les communiqués sur leur site internet, et sauf à accuser ce groupe de faux bilans, on se dispensera de critiques). Sur ce qu'il reste après cette imposition, et qui est alors distribué à l'actionnaire, il y a une retenue à la source en France de 15 %, qu'il n'y a pas lieu de supprimer d'après la Cour Européenne de Justice (arrêt Damseaux). Ensuite, sur le peu qu'il reste encore, il y a une taxation de 25 % au précompte mobilier belge. Pour certains, ce n'est pas encore assez : il faut taxer plus cette multinationale, et si cela se trouve, la "fairness tax" belge de 5 % sera applicable, vraisemblablement question de pousser à la délocalisation ?

    Mes économies ne me rapportent que quelques centaines d'euros par an. Autant que vos droits d'auteur, d'après ce que vous dites. Donc, ce n'est pas là l'important pour moi.

    Cependant, toutes les propositions que vous relayez con amore ne visent qu'à prendre encore plus. Il y a pourtant un niveau de taxation qui semble atteint ?

    Célestin

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  4. Je suis ravi de cette première attaque ad hominem. J'y vois un signe de l'intérêt croissant que suscite ce blog.
    Si votre commentaire consiste à laisser penser que les journalistes défendent leurs privilèges tout en voulant abrutir d'impôts les autres catégories, permettez-moi de vous dire que vous êtes à côté de votre sujet.
    Je ne défends pas une niche fiscale particulière dont je bénéficierais. J'apprends grâce à vous que mes droits d'auteur sont imposés au précompte mobilier à 15%, avec un abbattement de 50% pour la première tranche de 15.000 euros (http://www.ajp.be/droit/droitsdauteur.php). A vrai dire, je ne m'y étais jamais vraiment intéressé: cela me semble nettement moins significatif que les autres sujets développés sur ce blog. Mais si vous me demandez mon avis, je ne tiens pas à ce que ma profession bénéficie d'un abattement spécial (encore faudrait-il voir s'il est vraiment spécifique à la presse, ce que je ne sais pas).
    Ce n'est pas que j'aime payer des impôts, comme vous semblez le croire. Globalement, je pense que la plupart des niches et des privilèges devraient être supprimés. L'impôt doit retrouver une fonction redistributrice beaucoup plus forte.
    Au sujet de vos petites économies placées en actions Total, je me permets d'abord de vous donner un conseil de placement. Rien ne vous oblige à détenir une action française sujette à cette double taxation. Vous pouvez les revendre, encaisser les plus-value et acquérir des titres belges. On peut sans doute regretter cette double taxation des dividendes en Europe, mais je ne serai pas de ceux qui pleurent sur une taxation trop forte du capital, toujours imposé de façon bien moindre que le travail.
    Sur le prétendu matraquage fiscal de Total ("55 à 60%"), je me demande si vous êtes mal informé ou de mauvaise foi. Ce taux reflète en grande partie les impôts payés à l'étranger, dans les pays d'extraction. Faudrait-il que cette multinationale puisse extraire le pétrole à travers le monde sans reverser une part légitime aux pays où elle fore ?
    En France, par contre, Total paie très peu d'impôt sur le résultat. Elle a longtemps bénéficé du régime du bénéfice mondial consolidé, une niche à 300 millions d'euros supprimée en 2011. En 2010, le groupe n'a payé aucun impôt en France, malgré un bénéfice consolidé de 10 milliards, dont la moitié distribuée en dividendes.
    Voici ce qu'écrivait Mediapart à ce sujet: "Sil fallait une démonstration supplémentaire de l'iniquité, de l'incohérence, de l'injustice du système fiscal français, et du cynisme dont fait preuve le gouvernement sur le sujet, le cas Total pourrait servir d'illustration parfaite". http://www.mediapart.fr/journal/economie/060411/total-10-milliards-de-benefice-zero-impot-en-france?page_article=1
    Alors vous m'excuserez de ne pas partager votre sentiment de révolte sur le faible rendement de vos placements.
    Vous savez ce que j'en fais moi, de mes économies ? Je les place sur un compte Triodos. Avec un taux d'intérêt même pas supérieur à l'inflation, je suis encore moins bien loti que vous. Mais ça ne me dérange pas: je n'ai jamais pensé que mon argent devait travailler à ma place.

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  5. Bon, il n'y avait aucune attaque ad hominem. Si vous le voyez ainsi, serait-ce qu'un point sensible ait été touché en parlant d'un privilège fiscal essentiellement utilisé par vos confrères et consoeurs ? C'est pareil en France : cette niche est défendue agressivement par vos collègues. Je suis consultant financier pour une petite structure et je n'ai pas droit aux abattements dont bénéficient les journalistes. Pourquoi donc ? Et qui aurait effectué le lobbying pour inscrire dans la loi fiscale belge cette niche si ce ne sont des journalistes ? Ils sont tout de même étonnamment discrets à ce sujet. Vous dites qu'à votre estime cette niche pourrait être supprimée. Parfait. Pour moi aussi. Une flat tax serait plus appropriée.

    Pour TOTAL, j'ai choisi la société la plus décriée au plan fiscal. Mais le constat reste : pour 100 gagné par la société, il ne reste même pas 30 dans les mains de l'actionnaire belge. Vous dites que ce résultat n'est pas encore assez taxé, malgré les risques pris comme investisseur. Bon, c'est votre opinion. Le fait que l'impôt n'ait pas été payé en France où le groupe n'aurait payé aucun impôt -dites-vous - mais bien dans le pays de production ne change rien à l'affaire : l'impôt a été payé par le groupe, et le résultat du groupe a été taxé a plus de 50 %. Et ce n'est pas suffisant pour vous ? Je serais mal informé ou de mauvaise foi ? Je puis vous retourner le compliment. Pour vous, il y aurait deux sortes d'impôts ? Un "vrai", payé au siège d'un groupe, et un autre, payé localement et qui ne compterait pas ? Vous préféreriez que Bekaert paye plus ses impôts en Belgique et beaucoup moins au Brésil où le groupe est actif ? Bon, c'est une opinion, et je ne la partage pas.

    Vendre mes actions françaises pour en acheter des belges, me conseillez-vous ? Certes, mais mon (petit) portefeuille est assez diversifié et je dispose déjà aussi d'actions belges. Mais l'harmonisation européenne que beaucoup appellent de leurs voeux, peut manifestement, pour vous, être oubliée lorsqu'il s'agit de taxer plus. C'est au fond le raisonnement tenu par la Cour européenne de jutsice dans l'arrêt Damseaux : "ce qui vous reste en main est déjà bien suffisant".

    Pour vos propres investissements, vous êtes comme la plupart des membres du gouvernement Hollande (avant leur entrée en charge ministérielle) : surtout pas d'actions de sociétés ! Pour eux, entreprendre, investir, ce serait donc le mal absolu ? Triodos est bien sûr une initiative à soutenir. Mais croyez-vous vraiment que Peugeot, Vallourec, Danone, Solvay ... peuvent être éliminés sans plus, et remplacés par des petites structures financées par Triodos ? L'économie a besoin de capitaux, et en mettant mes économies au service de l'entreprise, par l'achat d'actions, je participe à l'investissement de ces sociétés. Et si je veux que mes économies fructifient, c'est pour faire face à un coup dur (maladie, accident, d'un de mes proches ou de moi-même). Je peux comprendre que pour certains, l'Etat doit prendre soin de ses sujets du berceau à la tombe et que les économies ne sont pas nécessaires. C'est une vision des choses qui n'a pas donné de grands résultats dans les pays où l'expérience en a été faite. Chez nous, l'Etat pourra-t-il seulement payer les pensions promises ? Mais cela ne vous dérange pas, dites-vous.

    Célestin

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  6. Deux dernières remarques:
    - sur les droits d'auteur des journalistes, ce que je dis en fait, c'est que je connais trop peu le sujet. On peut être blogueur et ne pas avoir d'avis définitif sur tout... Je suis opposé de façon générale aux niches et aux privilèges. Dans le même temps, il faut prendre en considération le faits que certaines catégories qui perçoivent des droits d'auteur (journalistes, artistes...) sont dans des situations précaires.
    - il est tout à fait naturel de chercher la meilleure rémunération pour son argent. Mais je pense qu'il devient utopique de penser qu'on pourra continuer d'avoir des rendements à deux chiffres indéfiniment. La croissance a des limites. Et les taxes qui pèsent sur ces rendements déjà réduits s'expliquent elles aussi par une société très développée, avec des services publics étendus et des populations vieillissantes. Je ne suis pas dogmatique. On peut réaliser des gains de productivité dans l'administration. Mais cela aussi a ses limites. On ne pourra pas baisser les prélèvements sans détricoter la solidarité. D'où l'importance que la chrage fiscale soit répartie de la façon la plus juste et le plus transparence possible.
    Cela dit, et malgré nos divergences, merci pour votre contribution aux commentaires.

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