Le vote est surtout symbolique, et il sera sans doute à peine relayé par les médias. Mais c'est un message politique significatif que vient d'adresser le Parlement européen pour une harmonisation de l'impôt des sociétés. A une large majorité (452 voix contre 172), les députés de tous bords politiques ont appelé les gouvernements européens à imposer d'ici cinq ans une seule base (ou assiette) pour le calcul de l'impôt des entreprises. La question est très technique, mais c'est précisément cette complexité qui permet aujourd'hui aux plus grandes sociétés d'éviter l'impôt en toute légalité, sans que le citoyen y comprenne quelque chose. Alors autant mettre les mains dans le cambouis...
Imaginons une multinationale, avec des filiales établies dans chacun des pays où elle opère (sans parler des paradis fiscaux). Ces filiales se transfèrent entre elles toute une gamme de biens, de services et de revenus (intérêts, honoraires, brevets, royalties...), ce qui permet à la société d'optimaliser son bilan. Par exemple, la filiale du paradis fiscal A vend à prix d'or un service quelconque à la filiale qui réalise la véritable activité économique dans le pays B: les profits ne sont dès lors plus taxés dans le pays B mais très faiblement ou pas du tout dans le paradis fiscal A. Ces manoeuvres sont plus ou moins illégales, mais difficiles à traquer par le fisc dans l'état actuel de la réglementation internationale.
Les multinationales utilisent aussi les avantages tout à fait légaux offerts par les différents pays. En Belgique, par exemple, elles peuvent déduire leurs fonds propres de leur base imposable, en vertu d'un mécanisme connu sous le nom d'intérêts notionnels. De nombreux groupes y ont dès lors ouvert des filiales financières, dans le seul but de loger des énormes montants déductibles (voir, parmi de nombreux autres cas, celui du groupe français Veolia
ici).
La Belgique n'est bien sûr pas le seul pays européen à jouer des coudes pour attirer les investissements. L'Irlande, les Pays-Bas, la Suisse et d'autres se concurrencent sur l'impôt des sociétés. Certains montages sont complexes. Un arrangement souvent cité est celui du "double irish" et du "dutch
sandwich", impliquant à la fois l'Irlande, les Pays-Bas et un paradis
fiscal (lire ici son
explication sur Wikipedia et voir ce
graphique interactif proposé par Bloomberg pour expliquer comment Google réduit à presque rien sa facture fiscale grâce à cette technique).
La proposition d'assiette unique européenne permettrait de limiter considérablement cette concurrence fiscale entre Etats. Déposée l'an dernier par la Commission européenne après une dizaine d'années de palabres, la directive sur l'ACCIS (pour le jargon: assiette commune consolidée pour l'impôt des sociétés, CCCTB en anglais) prévoit un calcul unique du bénéfice imposable des multinationales dans tous les pays européens. Ce revenu imposable serait ensuite réparti entre les pays en fonction de trois critères d'activité économique réelle (nombre d'employés, ventes et investissements). Libre ensuite à chaque pays d'appliquer au montant ainsi réparti le taux d'impôt de son choix.
La proposition permettrait de boucher un certain nombre de trous béants dans lesquels s'engouffrent actuellement les grandes entreprises. Pourtant, et malgré les difficultés budgétaires des Etats, elle n'a strictement aucune chance d'être adoptée en l'état. Comme je l'ai déjà expliqué
ici, les questions fiscales se décident à l'unanimité au sein de l'Union européenne. Or, plusieurs pays s'opposent farouchement à la proposition. C'est particulièrement le cas de l'Irlande, un pays où l'ACCIS est même devenu un enjeu national. Humiliés par leur sauvetage financier, les Irlandais voient leur politique fiscale attractive comme le dernier bastion de leur souveraineté.
Seule une coopération entre quelques pays est donc envisageable pour l'instant. La France et l'Allemagne ont déjà entrepris d'aligner non seulement leurs assiettes, mais aussi leurs taux. L'initiative pourrait faire des émules et, un jour peut-être, sous pression de l'opinion publique, être rejointe par la Belgique, les Pays-Bas, l'Irlande et les autres pays qui jouent la carte de la concurrence... Le vote du Parlement européen est un message politique bienvenu dans ce contexte. Mais les progrès en la matière restent désespérément lents.