Quand, à la tête de l'Eurogroupe, il mettait en musique le programme d'austérité infligé à la Grèce, Jean-Claude Juncker ne manquait pas un occasion de souligner à quel point son coeur saignait de voir le peuple grec subir tant de souffrances. Mais la rédemption était nécessaire, expliquait celui qui incarnait alors la responsabilité politique à l'oeuvre derrière la troïka.
L'homme aime à se présenter comme un social-chrétien à l'ancienne, aussi soucieux de solidarité que de gestion rigoureuse des comptes publics. Cette image, soigneusement cultivée, lui vaut d'être apprécié à gauche par ceux qui voient en lui un conservateur modéré. Philippe Lamberts (Ecolo) pouvait ainsi dire de lui récemment qu'il a "une vraie conscience sociale" (ici). Ce crédit lui a valu d'être élu à la tête de la Commission européenne par une majorité assez large, ce mardi 15 juillet à Strasbourg (ici). Tous les députés de la gauche belge lui ont apporté leurs voix: Philippe Lamberts, donc (contrairement à la majorité du groupe qu'il préside), ainsi que les trois élus du PS (contrairement à leurs collègues socialistes français se sont abstenus).
Une partie de la presse se montrait elle aussi convaincue par le plaidoyer social de Juncker. "Plus social, plus socialiste", titrait mercredi Le Soir."La Commission Juncker défendra une Europe plus sociale", embrayait L'Echo. Euractiv parle d'un "renouveau du modèel social européen" (ici).
L'homme, il est vrai, a donné quelques gages à gauche: il veut soumettre toutes les réformes imposées aux Etats sous programme d'aide à une évaluation d'impact social. Il parle d'un élargissement des fonds pour l'emploi des jeunes et d'un revenu minimum garanti dans toute l'Union. Il évoque aussi un plan d'investissement de 300 milliards d'euros, un montant impressionnant repris à l'unisson par les journaux, qui donne au futur président de la Commission un petit air rooseveltien (très à la mode à l'heure où le New Deal est recyclé à toutes les sauces).
Ce que la presse n'a pas vraiment relevé, c'est que M. Juncker n'a pas donné le début d'un indice sur la manière dont il comptait financer son plan d'investissement. Le budget annuel total de la Commission européenne, il faut le rappeler, est d'environ 140 milliards d'euros. Quant à la Banque européenne d'investissement, on a perdu le compte des fois où on l'a appelée à la rescousse (remember le pacte de croissance fumeux vendu par François Hollande ? Gageons aussi que l'échec de son premier project bond amènera la BEI à redoubler de prudence dans ses prêts...)
Une poche où M. Juncker ne puisera sans doute pas, c'est celle des Européens les plus fortunés et des grandes entreprises. Faut-il rappeler que l'homme a dirigé le Luxembourg pendant près de deux décennies (1995-2013) au cours desquelles le Grand-Duché a développé d'innombrables privilèges fiscaux pour les uns et les autres ?
Premier ministre d'un paradis fiscal, ça cadre mal avec l'image sociale polie aux bonnes intentions. Aux journalistes qui osent lui faire remarquer la contradiction, M. Juncker a l'habitude de répondre très sèchement, comme dans cette interview de 2008, où il reproche à France 2 de donner dans le "journalisme primaire" sans toutefois apporter de réponse convaincante (à partir de 7:00).
Juncker a France 2 par smilecollector
Lors des ses auditions récentes au Parlement européen, s'efforçant de se rendre sympathique aux députés qui devaient l'élire, il s'est montré plus souriant, mais il n'en a pas moins louvoyé pour éviter de répondre aux questions sur la politique fiscale du Grand-Duché.
"Je dis oui à la concurrence fiscale, je dis non à la concurrence fiscale déloyale", a-t-il notamment déclaré. Un distinguo qu'on appréciera à la lumière de la résistance farouche opposée par le Luxembourg pendant des années aux progrès vers la transparence fiscale pour les particuliers et les entreprises (voir les nombreux articles publiés sur ce blog)
Tout au plus s'est-il engagé à ne pas retirer la proposition de la Commission sur l'assiette commune pour l'impôt des sociétés, le plus important projet d'harmonisation fiscale actuellement en Europe (voir notamment ces articles).
Ne pas effacer le peu qui a déjà été fait, c'est bien le moins qu'on puisse attendre du président de la prochaine Commission. Celle-ci aura à poursuivre les efforts de lutte contre l'optimisation fiscale agressive initiés ces dernières années, et qui commencent à peine à donner des résultats concrets. Elle devra notamment mener à terme les enquêtes lancées contre les rulings et les privilèges fiscaux octroyés par le Luxembourg (ici) et par d'autres pays.
On peut douter que Jean-Claude Juncker mettra beaucoup de zèle à cette tâche. Tout dépendra, en première instance, de la personnalité qu'il choisira pour le portefeuille de la fiscalité. Optera-t-il pour un poids lourd politique, qui pourra faire avancer la transparence et l'équité ? Ou confiera-t-il le poste à un commissaire de seconde zone ? Tout laisse à penser que que le second scénario sera le bon. Mais on ne demande qu'à se tromper.
mercredi 16 juillet 2014
mardi 8 juillet 2014
Transparence fiscale des entreprises: quand PwC mange à tous les râteliers
Connaissez-vous le CBCR ? Derrière cet acronyme se cache un nouvel outil public qui doit assurer la transparence fiscale des multinationales. La chose n'est pas anodine: si aujourd'hui on sait que beaucoup de grandes entreprises parviennent à réduire leur impôt sur le bénéfice globalement sous les 10%, on ne dispose que d'informations très incomplètes sur les montants versés à chaque pays. On peut comprendre le souhait de confidentialité pour les contribuables particuliers, mais dans le cas d'entreprises qui jouent un rôle considérable dans nos vies de travailleurs/consommateurs mondialisés, ce secret n'est franchement plus justifiable.
C'est tout l'intérêt du CBCR, le country-by-country reporting. Cette nouvelle norme obligera bientôt les entreprises à dévoiler, dans chaque pays d'activité, les impôts payés et les subventions reçues. Proposé en 2003 par le comptable britannique Richard Murphy, proche du mouvement de justice fiscale, le CBCR a parcouru depuis une longue route semée d'embûches. Aujourd'hui, il est en passe de devenir un standard reconnu internationalement. Pour le plus grand plaisir de son instigateur (ici).
L'Europe et les Etats-Unis l'ont déjà imposé dans le secteur des industries extractives. Puisque celles-ci puisent dans les ressources naturelles des pays, notamment dans les pays du sud, il a été jugé opportun que soit connu le juste prix payé en retour sous forme d'impôt. A partir de 2016 ou 2017, les entreprises minières et forestières commenceront donc à publier des rapports CBC.
Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? La transparence pourrait aussi être imposée à toutes les entreprises multinationales. Les chefs d'Etat et de gouvernement européens l'ont d'ailleurs proclamé en mai 2013, après un sommet consacré à l'évasion et l'optimisation fiscale. Malheureusement, comme je l'ai rapporté sur ce blog, cet objectif a été renvoyé aux calendes grecques.
Un autre secteur, toutefois, a été jugé propice à l'application du CBCR: le secteur bancaire. Une directive européenne récente sur les fonds propres des banques impose à celles-ci de dévoiler un certain nombres d'informations pays par pays (impôts, mais aussi chiffre d'afaire, nombre de salariés, etc.). Dans un climat public très hostile à la finance, les opposants à cette transparence ont à peine réussi à obtenir que cette nouvelle obligation fasse l'objet d'une évaluation (et d'une possible révision) par la Commission européenne.
Or, voilà que cette dernière vient de passer la patate chaude au cabinet d'audit PwC. Après un appel d'offre, le cabinet a été chargé de réaliser l'étude. Motif ? Le manque de ressources en interne pour procéder à une telle analyse. Le problème, c'est que PwC ne présente aucun - mais vraiment aucun - gage d'expertise indépendante. Le cabinet est très actif dans l'optimisation fiscale des entreprises (comme je le documente au chapitre 7 de mon livre). Sa branche belge donne dans le lobbying antifiscal en soutenant le "tax freedom day". Plus piquant: le cabinet a milité contre le CBCR dans le cadre d'une consultation de l'OCDE sur le sujet. Mandaté par 14 entreprises multinationales, PwC a plaidé pour que les informations pays par pays soient réservées aux administrations et ne fassent l'objet d'aucune communication au public (voir ici, à partir de la page 147).
Autrement dit: on demande à PwC de donner un avis indépendant sur une transparence fiscale, alors que ce même cabinet l'a déjà dénoncée au nom de ses clients. Le conflit d'intérêt ne saurait être plus évident.
Comment s'en étonner ? Depuis des années, les grands cabinets d'audit ont réussi à se placer au centre du jeu, conseillant d'un coté les gouvernements sur les mesures fiscales, de l'autre les multinationales sur les façons de les contourner.
Récemment encore, dans le cadre de sa présidence du G20, le gouvernement australien a accepté que Deloitte, KPMG et ce même PwC sponsorisent une grande conférence sur l'avenir de la fiscalité internationale, en échange de places enregistrées et de tribunes (ici). Un rôle de choix, quand on sait à quel point les multinationales que ces cabinets représentent craignent le tour de vis opéré par le G20 et l'OCDE (ici).
C'est tout l'intérêt du CBCR, le country-by-country reporting. Cette nouvelle norme obligera bientôt les entreprises à dévoiler, dans chaque pays d'activité, les impôts payés et les subventions reçues. Proposé en 2003 par le comptable britannique Richard Murphy, proche du mouvement de justice fiscale, le CBCR a parcouru depuis une longue route semée d'embûches. Aujourd'hui, il est en passe de devenir un standard reconnu internationalement. Pour le plus grand plaisir de son instigateur (ici).
L'Europe et les Etats-Unis l'ont déjà imposé dans le secteur des industries extractives. Puisque celles-ci puisent dans les ressources naturelles des pays, notamment dans les pays du sud, il a été jugé opportun que soit connu le juste prix payé en retour sous forme d'impôt. A partir de 2016 ou 2017, les entreprises minières et forestières commenceront donc à publier des rapports CBC.
Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? La transparence pourrait aussi être imposée à toutes les entreprises multinationales. Les chefs d'Etat et de gouvernement européens l'ont d'ailleurs proclamé en mai 2013, après un sommet consacré à l'évasion et l'optimisation fiscale. Malheureusement, comme je l'ai rapporté sur ce blog, cet objectif a été renvoyé aux calendes grecques.
Un autre secteur, toutefois, a été jugé propice à l'application du CBCR: le secteur bancaire. Une directive européenne récente sur les fonds propres des banques impose à celles-ci de dévoiler un certain nombres d'informations pays par pays (impôts, mais aussi chiffre d'afaire, nombre de salariés, etc.). Dans un climat public très hostile à la finance, les opposants à cette transparence ont à peine réussi à obtenir que cette nouvelle obligation fasse l'objet d'une évaluation (et d'une possible révision) par la Commission européenne.
Or, voilà que cette dernière vient de passer la patate chaude au cabinet d'audit PwC. Après un appel d'offre, le cabinet a été chargé de réaliser l'étude. Motif ? Le manque de ressources en interne pour procéder à une telle analyse. Le problème, c'est que PwC ne présente aucun - mais vraiment aucun - gage d'expertise indépendante. Le cabinet est très actif dans l'optimisation fiscale des entreprises (comme je le documente au chapitre 7 de mon livre). Sa branche belge donne dans le lobbying antifiscal en soutenant le "tax freedom day". Plus piquant: le cabinet a milité contre le CBCR dans le cadre d'une consultation de l'OCDE sur le sujet. Mandaté par 14 entreprises multinationales, PwC a plaidé pour que les informations pays par pays soient réservées aux administrations et ne fassent l'objet d'aucune communication au public (voir ici, à partir de la page 147).
Autrement dit: on demande à PwC de donner un avis indépendant sur une transparence fiscale, alors que ce même cabinet l'a déjà dénoncée au nom de ses clients. Le conflit d'intérêt ne saurait être plus évident.
Comment s'en étonner ? Depuis des années, les grands cabinets d'audit ont réussi à se placer au centre du jeu, conseillant d'un coté les gouvernements sur les mesures fiscales, de l'autre les multinationales sur les façons de les contourner.
Récemment encore, dans le cadre de sa présidence du G20, le gouvernement australien a accepté que Deloitte, KPMG et ce même PwC sponsorisent une grande conférence sur l'avenir de la fiscalité internationale, en échange de places enregistrées et de tribunes (ici). Un rôle de choix, quand on sait à quel point les multinationales que ces cabinets représentent craignent le tour de vis opéré par le G20 et l'OCDE (ici).
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