Dans tous les rangs, on se drape dans les habits de la progressivité, un terme suffisamment vague pour que chacun puisse y mettre ce qu'il veut. La justice fiscale, ce concept porté au départ par les mouvements anti-paradis fiscaux, est également désormais sur toutes les lèvres (Le président du MR Charles Michel, par exemple, l'utilise désormais pour revendiquer une baisse des droits de succession, voir ici).
Mais la progressivité et la justice fiscale, au fond, qu'est-ce que c'est ? Sans prétendre apporter ici de définition exhaustive, je voudrais apporter quelques éléments historiques pour recadrer le débat. A leur lumière, on verra que les réformes envisagées sont en fait relativement modestes (j'examinerai ceci dans un billet suivant).
La progressivité, en fait, peut se résumer à cette notion simple: plus on gagne d'argent, plus on contribue à l'impôt. Le taux marginal (payé uniquement sur la partie du revenu située au dessus d'un certain seuil) progresse donc en fonction du salaire brut.
Voici, par exemple, les tableaux des taux payés actuellement en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Il ne prend pas en compte les cotisations sociales, dont on ne parlera pas ici par souci de simplification, bien qu'elles puissent affecter substantiellement les paramètres de redistribution.
Source: base de données sur les impôts de la Commission européenne |
Il existe aujourd'hui une sorte de seuil psychologique de 50%, au-delà desquels on ne veut plus taxer les revenus. C'est l'idée qui sous-tendait le bouclier fiscal de Nicolas Sarkozy ("Je crois au principe selon lequel on ne peut prendre à quelqu'un plus de la moitié de ce qu'il gagne", disait-il). Les taux marginaux s'approchent donc de ce niveau, même si, rappelons-le, ils ne visent que la fraction supérieure des revenus. Historiquement, pourtant, ils ont atteint des niveaux bien supérieurs. C'est paradoxalement le cas en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, comme le montre ce graphique tiré du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty.
Creusons maintenant un peu dans l'histoire de la Belgique pour voir que l'étendue de la progressivité a beaucoup varié au fil du temps. C'est à la fin des années 1970, à l'aube de la révolution néolibérale, qu'elle est la plus étendue. En 1980, le taux marginal culmine à 72%, comme le montrent ces archives du SPF Finances.
Le taux de 72% s'applique curieusement à l'avant-dernière tranche, pour les revenus compris entre 4 et 14 millions de francs belges (soit environ de 260.000 à 900.000 euros aux prix d'aujourd'hui). Les revenus supérieurs à 900.000 euros étaient taxés à un taux inférieur (67,5%).
Dix ans plus tard, après les réformes menées par les ministres Frans Grootjans et Philippe Maystadt, le champ de la progressivité était considérablement retréci. En 1990, le taux marginal n'était plus que de 55% (une chute de 17 points!), pour les revenus supérieurs à 2,2 millions de frans belges (90.000 euros aux prix d'aujourd'hui).
La dernière réforme des barèmes date de 2004. A l'initiative de Didier Reynders, la progressivité a encore été retrécie, avec un taux marginal plafonné à 50%, comme on l'a vu dans le graphique plus haut.
Les propositions pour la prochaine réforme fiscale varient beaucoup: le MR veut réduire encore la progressivité, avec seulement trois taux (25%, 40% et 50%), qui rapprocheraient encore la Belgique du modèle de flat tax. Ecolo veut au contraire amorcer un mouvement inverse, en rétablissant des tranches supérieures à 50%. Le PS préconise une différente technique: son bonus emploi est une réduction d'impôt pour 3 millions de travailleurs. Le parti propose en même temps de revaloriser les allocations sociales.
Ces réformes sont loin d'être insignifiantes, mais il n'est pas inutile de les éclairer à la lumière de l'évolution historique. Leur portée s'en trouve très nettement relativisée.
Lectures conseillées:
La crise de la progressivité, par le cercle des fiscalistes
Les propositions de réforme fiscale de Bruno Colmant, un économiste étiqueté à droite (il fut chef de cabinet de Didier Reynders) qui se déplace de plus en plus à gauche sur l'échiquier politique. Après avoir proposé de revoir les intérêts notionnels qu'il contribua à mettre en place, il parle maintenant d'une "progressivité intelligente", qui" augmenterait légèrement le minimum non imposable (...) au prix d'une augmentation modique des taux d'imposition dans les barèmes les plus élevés". Il préconise aussi de revenir à la globalisation des revenus, de sorte que les revenus financiers soient à nouveau inclus dans les barèmes progressifs (proposition déjà émise par le PS). Quand on sait que Bruno Colmant veut aussi sortir de la dette par l'inflation, il est tentant de le faire figurer au palmarès des économistes belges qui, à l'instar de Paul De Grauwe, ont effectué, si pas un virage à 180 degrés, une belle courbe rentrante au cours de leur carrière.