Le volume de 1.000 pages est à l'image de son sujet: capital. Avec "Le Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty confirme son statut de maître à penser pour la gauche - et globalement pour tous ceux qui réfléchissent à la question des inégalités. Depuis une quinzaine d'années déjà, l'économiste français s'emploie à analyser la répartition des richesses en France, en Europe et dans le monde.
En 2011, avec Camille Landais et Emmanuel saez, il prônait une "révolution fiscale". Pas seulement le slogan creux désormais repris en choeur par les politiques, mais une proposition concrète de remise à plat de l'impôt sur le revenu. Un site dédié permettait à chacun de calculer sa propre réforme fiscale. Récupéré par François Hollande pendant sa campagne, cet appel a été enterré. La brillante contribution au débat demeure.
Avec "Le Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty porte la discussion à un niveau plus élevé encore. Son livre est une formidable boîte à outil, qui éclairera durablement un débat trop souvent caractérisé par des approximations, des sentiments, des préjugés. Jamais l'inégalité mondiale n'avait été étudiée avec autant de minutie.
L'ambition de l'exercice se donne à lire dès le titre de l'ouvrage: toute ressemblance avec un autre livre important sur le capital écrit au XIXe siècle n'est pas fortuite. C'est d'ailleurs dans la lignée de Marx, mais aussi de Kuznets, que Piketty se place dans son chapitre introductif. Le premier avait prédit l'autodestruction du capitalisme sous ses propres contradictions, le second annonçait au contraire la fin inexorable des inégalités (la fameuse courbe de Kuznets). Piketty ne se livre à aucune prédiction aussi catégorique. Plus prudent que ses deux illustres prédécesseurs, il se distingue avant tout par la minutie du travail statistique. "De toute évidence, Marx écrivait dans un climat de grande exaltation politique, ce qui conduit parfois à des raccourcis hâtifs", n'hésite-t-il pas à souligner. Son "Capital au XXIe siècle" s'appuie au contraire sur les données les plus complètes, collectées à travers le monde par de nombreux chercheurs. Elles sont accessibles en ligne sur la World Top Incomes Database. Tout le travail technique, les graphiques et les tableaux sont accessibles ici.
Le livre est bien trop dense pour être résumé en un billet de blog. A coup sûr, il servira de référence pour des articles futurs, mais je voudrais exposer ici quelques uns des aspects essentiels.
Piketty recadre le débat en fixant quelques ordres de grandeurs et lois universelles.
La première est la tendance inexorable des inégalités à se creuser (avant redistribution fiscale) si le taux de rendement du capital est supérieur à la croissance du PIB. Or, à quelques brèves exceptions près, la croissance économique est toujours restée inférieur au rendement du capital dans l'histoire ! Notre cadre de pensée est configuré par le passé récent, mais les Trente glorieuses ne sont en réalité qu'une parenthèse historique. Mieux vaudrait nous préparer à un siècle où l'économie croîtra de 1% par an environ (taux qui est en réalité très élevé, démontre l'auteur dans des passages qui ne déplairont pas aux partisans de la décroissance); le rendement du capital tournera autour de 4% comme il l'a toujours fait. Conclusion: sans correction, les inégalités sont vouées à augmenter encore et encore.
Piketty rappelle aussi qu'à travers l'histoire, dans toutes les sociétés, les 50% les plus pauvres de la population n'ont quasiment jamais rien possédé. Cette constante ne signifie pas que l'inégalité soit un horizon indépassable. Au contraire, le XXe siècle a donné lieu à de très importants transferts de richesse, principalement au bénéfice de la classe moyenne. Le livre est émaillé de graphiques présentant des courbes en U. Elles montrent, sous de multiples angles, à quel point les inégalités très élevées du XIXe siècle se sont fortement réduites au XXe, avant de remonter depuis les années 1980. Un exemple parmi beaucoup d'autres ici. Seules les guerres semblent avoir permis de changer le cours des choses, parce qu'elles ont créé les conditions favorables à des vraies révolutions fiscales, en particulier l'impôt progressif sur le revenu.
Le livre se conclut d'ailleurs par un plaidoyer pour la réhabilitation de l'impôt progressif. Un objectif auquel l'auteur croit (espère) possible de parvenir de façon pacifique. Car la progressivité de l'impôt, qui incarne à ses yeux "un compromis idéal entre justice sociale et liberté individuelle", a été fortement érodée en trente années de néo-libéralisme. Si les inégalités forment un U sur le XXe siècle, les taux marginaux d'imposition forment une courbe inverse, en cloche (voir ce graphique). Après avoir culminé à des niveaux proches de 90% dans l'après-guerre (en particulier, ironie de l'histoire, dans les pays anglo-saxons aujourd'hui ultra-libéraux), les taux marginaux sont aujourd'hui bien trop faibles pour corriger la répartition inégale de la richesse.
Piketty se prend même à rêver d'un impôt progressif mondial sur le capital. Une utopie, admet-il, mais une utopie utile: elle serait "un point de référence pour mesurer ce que permettent et ne permettent pas des solutions alternatives". Un tel impôt permettrait aussi d'objectiver, grâce à des statistiques publiques, les chiffres de la richesse privée.
Utopique et utile, voilà des qualificatifs qui résument bien "Le Capital au XXIe siècle". On a pu percevoir à l'occasion de son passage récent à Bruxelles, à quel point Piketty capture l'air du temps, à quel point son exposé synthétise un enjeu dont tout le monde perçoit l'importance pour les décennies à venir.
En Belgique, la prochaine législature sera celle d'une grande réforme fiscale. Tous les partis reprennent le slogan de "révolution fiscale", beaucoup parlent de rétablir la progressivité de l'impôt sur le revenu (sérieusement rabotée, rappelons-le, par la réforme fiscale de Didier Reynders en 2003, qui a aboli les tranches à 52,5% et 55%). Il ne reste plus qu'à espérer que les incantations de campagne électorale donnent lieu à des réformes pas seulement cosmétiques. Afin de fixer un degré d'ambition, laissons la parole à l'auteur pour conclure: "d'après nos estimations, le niveau optimal du taux supérieur dans les pays développés serait supérieur à 80%". 82%, précise-t-il malicieusement dans une note en bas de page. Nous voilà prévenus.
mardi 22 octobre 2013
mercredi 2 octobre 2013
Le luxembourg, une innovation financière d'avance
Sur l'autoroute qui relie Bruxelles à Luxembourg, un panneau bien connu des automobilistes les salue à l'entrée de la province (belge) du Luxembourg. "Une ardeur d'avance", est-il annoncé, sous un sanglier pixellisé très vintage.
En poussant un peu plus loin, au Grand-Duché de Luxembourg, on ne serait pas surpris de croiser une signalisation du même tonneau - "une innovation financière d'avance" - tant le pays s'est fait une spécialité d'être à la pointe de l'ingéniérie fiscale.
Alors que toute la communauté internationale s'active aujoud'hui à enrayer l'évasion fiscale (comme on l'a rapporté ici et ici), les milliers de financiers, fiscalistes et avocats luxembourgeois travaillent ferme à élaborer de nouvelles niches.
C'est presque une question existentielle. Depuis qu'il s'est mué d'un pays largement industriel en l'un des principaux centres financiers mondiaux, le Luxembourg se fixe pour ligne de conduite de dégainer le premier. C'est d'ailleurs en étant le premier à transposer une directive de 1988 qu'il est devenu un géant de l'industrie des fonds de placement (ici), avec plus de 2.500 milliards d'euros d'actifs sous gestion (voir ici). A côté de la stabilité politique du pays (un peu secouée ces derniers temps), la rapidité des innovations financières est souvent citée comme le premier atout de la place luxembourgeoise.
Cette qualité ne lui fait pas défaut aujourd'hui que le pays est secoué par un vaste effort mondial anti-évasion fiscale. Avec la Suisse, le Luxembourg est l'une des cibles principales de l'offensive en cours. Les deux pays s'indignent - non sans arguments - d'être pointés du doigt alors que d'autres paradis fiscaux plus discrets ou plus puissants échappent à la vindicte. La City de Londres, Hong-Kong, l'Etat américain du Delaware sont quelques uns des centres financiers à passer entre les mailles du filet.
Mais le Luxembourg n'a pas pour habitude de rester sur la défensive. Sa classe politique et ses financiers - étroitement liés - ont entrepris de reprendre la main en adaptant à la sauce locale les meilleurs morceaux du modèle anglo-saxon. Le plus intéressant est le trust: cette structure juridique est particulièrement efficace pour éviter l'impôt, car elle dissimule le bénéficiaire final. Elle n'est pas une entité légale, mais un arrangement, ce qui lui permet de contourner bon nombre de règles anti-abus.
Au Luxembourg, les trusts prendront la forme de "fondations patrimoniales". Une loi sur le sujet est en voie d'adoption. La revue spécialisée PaperJam détaille dans cet article toutes les caractéristiques de ce nouveau régime, qui doit aussi concurrencer le modèle belge de la fondation, cher à la reine Fabiola. C'est d'ailleurs d'abord dans les pays voisins que le secteur financier luxembourgeois prospectera à la recherche d'une clientèle fortunée.
La fondation patrimoniale n'est pas la seule nouveauté en gestation. Le Grand-Duché veut aussi refaire son coup de 1988 en comptant parmi les premiers à transposer la directive "AIFM" sur les hedge funds. Le ministre des Finances, Luc Frieden, ne cache pas ses intentions: "Un cadre réglementaire compétitif étant essentiel pour l'attractivité du pays, le gouvernement a ajouté des dispositions fiscales attrayantes", a-t-il dit récemment au parlement. Dispositions parmi lesquelles on retrouve la limited partnership, autre importation anglo-saxonne.
Autre axe de développement de la place financière luxembourgeoise: le renminbi offshore. De la même manière qu'il fut un pionnier dans le développement du marché des dollars offshore au milieu du siècle dernier (déjà à des fins fiscales, lire ici), le Luxembourg veut devenir la place de référence pour les transactions étrangères dans la monnaie chinoise. Une site internet vient d'être dédié à cette ambition.
Il me revient aussi que le pays chercherait à répliquer les intérêts notionnels, un régime belge de détaxation massive qui a permis d'attirer les centres de financement des multinationales. De discrètes consultations sont en cours sur le sujet.
Bref, le Luxembourg n'a aucunemement l'intention d'être la victime de la refonte en cours du paysage financier. Rien de surprenant, en somme. La lutte contre l'évasion fiscale a toujours été un grand jeu entre voleurs et gendarmes. Mais s'ils veulent être efficaces, ceux-ci seraient bien inspirés de tenir à l'oeil ce qui se fait au Grand-Duché.
En poussant un peu plus loin, au Grand-Duché de Luxembourg, on ne serait pas surpris de croiser une signalisation du même tonneau - "une innovation financière d'avance" - tant le pays s'est fait une spécialité d'être à la pointe de l'ingéniérie fiscale.
Alors que toute la communauté internationale s'active aujoud'hui à enrayer l'évasion fiscale (comme on l'a rapporté ici et ici), les milliers de financiers, fiscalistes et avocats luxembourgeois travaillent ferme à élaborer de nouvelles niches.
C'est presque une question existentielle. Depuis qu'il s'est mué d'un pays largement industriel en l'un des principaux centres financiers mondiaux, le Luxembourg se fixe pour ligne de conduite de dégainer le premier. C'est d'ailleurs en étant le premier à transposer une directive de 1988 qu'il est devenu un géant de l'industrie des fonds de placement (ici), avec plus de 2.500 milliards d'euros d'actifs sous gestion (voir ici). A côté de la stabilité politique du pays (un peu secouée ces derniers temps), la rapidité des innovations financières est souvent citée comme le premier atout de la place luxembourgeoise.
Cette qualité ne lui fait pas défaut aujourd'hui que le pays est secoué par un vaste effort mondial anti-évasion fiscale. Avec la Suisse, le Luxembourg est l'une des cibles principales de l'offensive en cours. Les deux pays s'indignent - non sans arguments - d'être pointés du doigt alors que d'autres paradis fiscaux plus discrets ou plus puissants échappent à la vindicte. La City de Londres, Hong-Kong, l'Etat américain du Delaware sont quelques uns des centres financiers à passer entre les mailles du filet.
Mais le Luxembourg n'a pas pour habitude de rester sur la défensive. Sa classe politique et ses financiers - étroitement liés - ont entrepris de reprendre la main en adaptant à la sauce locale les meilleurs morceaux du modèle anglo-saxon. Le plus intéressant est le trust: cette structure juridique est particulièrement efficace pour éviter l'impôt, car elle dissimule le bénéficiaire final. Elle n'est pas une entité légale, mais un arrangement, ce qui lui permet de contourner bon nombre de règles anti-abus.
Au Luxembourg, les trusts prendront la forme de "fondations patrimoniales". Une loi sur le sujet est en voie d'adoption. La revue spécialisée PaperJam détaille dans cet article toutes les caractéristiques de ce nouveau régime, qui doit aussi concurrencer le modèle belge de la fondation, cher à la reine Fabiola. C'est d'ailleurs d'abord dans les pays voisins que le secteur financier luxembourgeois prospectera à la recherche d'une clientèle fortunée.
La fondation patrimoniale n'est pas la seule nouveauté en gestation. Le Grand-Duché veut aussi refaire son coup de 1988 en comptant parmi les premiers à transposer la directive "AIFM" sur les hedge funds. Le ministre des Finances, Luc Frieden, ne cache pas ses intentions: "Un cadre réglementaire compétitif étant essentiel pour l'attractivité du pays, le gouvernement a ajouté des dispositions fiscales attrayantes", a-t-il dit récemment au parlement. Dispositions parmi lesquelles on retrouve la limited partnership, autre importation anglo-saxonne.
Autre axe de développement de la place financière luxembourgeoise: le renminbi offshore. De la même manière qu'il fut un pionnier dans le développement du marché des dollars offshore au milieu du siècle dernier (déjà à des fins fiscales, lire ici), le Luxembourg veut devenir la place de référence pour les transactions étrangères dans la monnaie chinoise. Une site internet vient d'être dédié à cette ambition.
Il me revient aussi que le pays chercherait à répliquer les intérêts notionnels, un régime belge de détaxation massive qui a permis d'attirer les centres de financement des multinationales. De discrètes consultations sont en cours sur le sujet.
Bref, le Luxembourg n'a aucunemement l'intention d'être la victime de la refonte en cours du paysage financier. Rien de surprenant, en somme. La lutte contre l'évasion fiscale a toujours été un grand jeu entre voleurs et gendarmes. Mais s'ils veulent être efficaces, ceux-ci seraient bien inspirés de tenir à l'oeil ce qui se fait au Grand-Duché.
Libellés :
Belgique,
Intérêts notionnels,
Luxembourg
Inscription à :
Articles (Atom)