jeudi 28 novembre 2013

Sainte Angela et l'Europe père fouettard

Une tendance marquante de la législature européenne qui s'achève aura été le maniement de la (petite) carotte et du (gros) bâton pour faire respecter l'orthodoxie économique. Le vocable de "gouvernance économique" cache une réalité légale faite de sanctions contre les pays déviants.
A ceux qui en douteraient, on rappellera les nombreuses procédures adoptées depuis que les marchés financiers ont menacé de faire éclater l'euro:
- le six-pack (2010) prévoit des amendes de 0,2% du PIB pour les pays n'obtempérant pas aux injonctions sur le déficit, la dette ou la compétitivité
- le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) oblige les Etats à limiter leur déficit structurel à 0,5% du PIB, sous peine de poursuites devant le Cour de Justice de l'Union. Celle-ci serait saisie par un autre Etat membre (ambiance...) ou par la Commission
- à partir de l'an prochain, les aides régionales pourront être suspendues dans les pays qui ne respectent pas la discipline européenne
Cette liste non-exhaustive (voir aussi le two-pack ou la conditionnalité imposée par la troïka aux pays sous assistance) est appelé à s'élargir encore. Dernière idée en vogue: des contrats - dites "arrangements contractuels" - entre l'Europe et ses Etats membres.
Poussé dans le dos par la chancelière Angela Merkel, le président du Conseil européen Herman Van Rompuy veut amener les gouvernements à s'engager dans la voie des réformes économiques en échange d'une incitation financière. L'idée est d'encourager l'appropriation ("ownership") dans les Etats: ceux-ci choisiraient deux priorités dans la liste de recommandations de la Commission européenne. Les pays seraient donc co-propriétaires, en quelque sorte.
Tous ces processus européens convergent dans la direction indiquée par l'Allemagne: interdire les déficits et restaurer la compétitivité. Ils font jouer à la Commission un rôle de police de l'orthodoxie économique. Un rôle que, du reste, le commissaire Olli Rehn ne rechigne pas à endosser. Le Finlandais - qu'on dit candidat à la présidence de la prochaine Commission - fait savoir qu'il compte bien se servir des nouveaux instruments de sanction.
Au passage, c'est l'Europe dans son ensemble qui semble se vêtir en père fouettard. Déjà  pas très populaire, la Commission ne risque pas de regagner ainsi la sympathie des citoyens. Tout  ça à l'heure où les partis europhobes caracolent un peu partout sur le continent...
Qu'on ne me comprenne pas mal: je suis convaincu que l'Europe doit être un espace de droit, où les règles communes sont respectées. Mais pour cela, il faudrait que les règles soient perçues comme légitimes.
Or, l'orientation des débats européens ces dernières années, où l'Allemagne a exercé une domination sans contre-poids en raison de circonstances économiques particulières, n'invite pas au sentiment d'appropriation. Le sens d'ownership ne se décrète pas. Pas plus qu'on ne peut l'encourager en offrant un bonbon aux élèves disciplinés. Seul le débat démocratique peut rendre les populations maîtres de leur destin.
L'Europe de la discipline voulue par Angela Merkel ne sera jamais celle des citoyens. Parce qu'elle se fonde sur une morale de responsabilité dans laquelle beaucoup d'entre eux ne se reconnaîtront jamais. Une fable de la cigale et de la fourmi où les Grecs sont seuls responsables de leur déroute. N'ont-ils pas vécu au-dessus de leurs moyens pendant toutes ces années ? N'ont-ils pas falsifiés leurs comptes pour le dissimuler ? L'Allemagne ne reconnait que le discours qui fait d'elle un modèle de vertu et de rigueur. Elle s'obstine à ne pas reconnaître que ses excédents sont la conséquence automatique de déficits dans autres pays - même si l'adoption prévue d'un salaire minimum constitue un début d'aveu.
La rhétorique allemande rejoint parfaitement la pensée dominante dans les institutions européennes. On imagine, dans les cénacles bruxellois, que les procédures européennes remédient aux manquements nationaux. Il est de bon ton à Bruxelles de critiquer ces assemblées trop nationales, de s'ébahir quand les populations se montrent rétives. Le mode d'organisation démocratique privilégié semble être une forme non-avouée de despotisme éclairé. Une République des experts qui ne se remet jamais en question, même quand ceux-ci se trompent.
Les prochaines élections européennes seront un test pour cette stratégie un peu trop autoritaire. La lecture des sondages invite à penser qu'il y aura bientôt un chahut monstre dans la classe européenne.

mercredi 13 novembre 2013

Taxer mieux et pas plus, un mode d'emploi

La FGTB et la CSC organisaient ce mardi à Bruxelles un grand congrès conjoint sur la fiscalité - une première - en présence de moults orateurs éminents. L'occasion pour les syndicats de s'immiscer dans un débat qui sera au centre de la prochaine campagne électorale. Avec pour fil rouge une question qui s'impose plus qu'elle ne se pose dans un pays où la pression fiscale compte parmi les plus élevées au monde: comment "taxer mieux, pas plus" ?
En ouverture, Christian Valenduc, tête pensante du service d'étude du SPF Finances, était invité à objectiver un peu la discussion. Tout expert qu'il soit, l'homme n'est bien sûr pas neutre. Mais son exposé (voir les slides ici) recadre utilement plusieurs concepts manipulés dans le débat politique.
Il rejette notamment l'idée souvent évoquée d'une "TVA sociale" (aussi appelée "dévaluation fiscale"), consistant à compenser une baisse des cotisations sociales par une hausse de la TVA. Une telle mesure, adoptée en Allemagne, donne un coup de pouce à l'emploi sur le court terme, mais l'effet favorable s'estompe rapidement, selon lui.
Pour baisser la fiscalité du travail (une urgence tant le travail est pénalisé dans ce pays), Valenduc privilégie d'autres pistes, notamment un report sur la taxation de l'épargne. Celle-ci est en effet plutôt basse en Belgique par rapport aux pays voisins. Surtout, la mesure serait relativement efficace d'un point de vue économique: dans une petite économie ouverte, une hausse de la fiscalité de l'épargne n'aurait pas d'effet sur le coût du capital. Autrement dit, pas d'impact négatif sur l'investissement et la croissance, comme on l'entend souvent. Dès lors, il évoque une "imposition généralisée de tout rendement (revenu et plus-value) à taux unique de 25%, avec un abattement à la base indépendant du type de placement"
Interrogé par Le Soir en marge de la conférence, le ministre des Finances semble n'avoir retenu que la dernière partie de la proposition. Koen Geens suggère d'exonérer, en plus des premiers 1.880 euros d'intérêt sur les comptes d'épargne, le rendement des bons de caisse, actions et obligations. La mesure favoriserait le financement à long-terme des banques, explique-t-il. Le ministre CD&V ne mentionne par contre nullement la taxation des plus-values. Et pour financer la baisse du coût du travail, il préférerait "réduire les dépenses publiques". On est loin des propositions de l'expert.
Christian Valenduc tord le cou à une autre idée populaire chez les politiques: les taux réduits de TVA. Bien que la TVA soit un impôt régressif (les pauvres paient plus que les riches, proportionnellement à leurs revenus), les taux réduits sont un très faible instrument redistributif, estime-t-il. Ils ont un coût faramineux pour "corriger l'indice de Gini à la troisième décimale" (autrement dit pour réduire à peine les inégalités). A méditer quand on sait que plusieurs partis, y compris à l'extrême gauche, veulent baisser la TVA sur l'énergie de 21 à 6%.
Pour rétablir la progressivité de l'impôt des personne physiques, Valenduc préfère "une révision drastique" des niches coûteuses (notamment les déductions pour emprunts hypothécaires). Il suggère aussi de faire passer à 30% la tranche des revenus actuellement taxée à 40%. Une bouffée d'air pour les bas et moyens salaires, préférable selon lui à la piste privilégiée actuellement par les partis politiques. Beaucoup veulent élargir le bénéfice de la première tranche exonérée de tout impôt.
Il n'est pas certain que ce genre de propositions soient audibles dans un débat dominé par les slogans - genre "électrochoc fiscal" - et par le clientélisme. La Belgique peut pourtant difficilement faire l'économie d'une réforme profonde de son système fiscal injuste et pénalisant pour ceux qui travaillent.

mardi 22 octobre 2013

"Le Capital au XXIe siècle" de Thomas Piketty, une formidable boîte à outils pour penser les inégalités

Le volume de 1.000 pages est à l'image de son sujet: capital. Avec "Le Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty confirme son statut de maître à penser pour la gauche  - et globalement pour tous ceux qui réfléchissent à la question des inégalités. Depuis une quinzaine d'années déjà, l'économiste français s'emploie à analyser la répartition des richesses en France, en Europe et dans le monde.
En 2011, avec Camille Landais et Emmanuel saez, il prônait une "révolution fiscale". Pas seulement le slogan creux désormais repris en choeur par les politiques, mais une proposition concrète de remise à plat de l'impôt sur le revenu. Un site dédié permettait à chacun de calculer sa propre réforme fiscale.  Récupéré par François Hollande pendant sa campagne, cet appel a été enterré. La brillante contribution au débat demeure.
Avec "Le Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty porte la discussion à un niveau plus élevé encore. Son livre est une formidable boîte à outil, qui éclairera durablement un débat trop souvent caractérisé par des approximations, des sentiments, des préjugés. Jamais l'inégalité mondiale n'avait été étudiée avec autant de minutie.
L'ambition de l'exercice se donne à lire dès le titre de l'ouvrage: toute ressemblance avec un autre livre important sur le capital écrit au XIXe siècle n'est pas fortuite. C'est d'ailleurs dans la lignée de Marx, mais aussi de Kuznets, que Piketty se place dans son chapitre introductif. Le premier avait prédit l'autodestruction du capitalisme sous ses propres contradictions, le second annonçait au contraire la fin inexorable des inégalités (la fameuse courbe de Kuznets). Piketty ne se livre à aucune prédiction aussi catégorique. Plus prudent que ses deux illustres prédécesseurs, il se distingue avant tout par la minutie du travail statistique. "De toute évidence, Marx écrivait dans un climat de grande exaltation politique, ce qui conduit parfois à des raccourcis hâtifs", n'hésite-t-il pas à souligner. Son "Capital au XXIe siècle" s'appuie au contraire sur les données les plus complètes, collectées à travers le monde par de nombreux chercheurs. Elles sont accessibles en ligne sur la World Top Incomes Database. Tout le travail technique, les graphiques et les tableaux sont accessibles ici.
Le livre est bien trop dense pour être résumé en un billet de blog. A coup sûr, il servira de référence pour des articles futurs, mais je voudrais exposer ici quelques uns des aspects essentiels.
Piketty recadre le débat en fixant quelques ordres de grandeurs et lois universelles.
La première est la tendance inexorable des inégalités à se creuser (avant redistribution fiscale) si le taux de rendement du capital est supérieur à la croissance du PIB. Or, à quelques brèves exceptions près, la croissance économique est toujours restée inférieur au rendement du capital dans l'histoire ! Notre cadre de pensée est configuré par le passé récent, mais les Trente glorieuses ne sont en réalité qu'une parenthèse historique. Mieux vaudrait nous préparer à un siècle où l'économie croîtra de 1% par an environ (taux qui est en réalité très élevé, démontre l'auteur dans des passages qui ne déplairont pas aux partisans de la décroissance); le rendement du capital tournera autour de 4% comme il l'a toujours fait. Conclusion: sans correction, les inégalités sont vouées à augmenter encore et encore.
Piketty rappelle aussi qu'à travers l'histoire, dans toutes les sociétés, les 50% les plus pauvres de la population n'ont quasiment jamais rien possédé. Cette constante ne signifie pas que l'inégalité soit un horizon indépassable. Au contraire, le XXe siècle a donné lieu à de très importants transferts de richesse, principalement au bénéfice de la classe moyenne. Le livre est émaillé de graphiques présentant des courbes en U. Elles montrent, sous de multiples angles, à quel point les inégalités très élevées du XIXe siècle se sont fortement réduites au XXe, avant de remonter depuis les années 1980. Un exemple parmi beaucoup d'autres ici. Seules les guerres semblent avoir permis de changer le cours des choses, parce qu'elles ont créé les conditions favorables à des vraies révolutions fiscales, en particulier l'impôt progressif sur le revenu.
Le livre se conclut d'ailleurs par un plaidoyer pour la réhabilitation de l'impôt progressif. Un objectif auquel l'auteur croit (espère) possible de parvenir de façon pacifique. Car la progressivité de l'impôt, qui incarne à ses yeux "un compromis idéal entre justice sociale et liberté individuelle", a été fortement érodée en trente années de néo-libéralisme. Si les inégalités forment un U sur le XXe siècle, les taux marginaux d'imposition forment une courbe inverse, en cloche (voir ce graphique). Après avoir culminé à des niveaux proches de 90% dans l'après-guerre (en particulier, ironie de l'histoire, dans les pays anglo-saxons aujourd'hui ultra-libéraux), les taux marginaux sont aujourd'hui bien trop faibles pour corriger la répartition inégale de la richesse.
Piketty se prend même à rêver d'un impôt progressif mondial sur le capital. Une utopie, admet-il, mais une utopie utile: elle serait "un point de référence pour mesurer ce que permettent et ne permettent pas des solutions alternatives". Un tel impôt permettrait aussi d'objectiver, grâce à des statistiques publiques, les chiffres de la richesse privée.
Utopique et utile, voilà des qualificatifs qui résument bien "Le Capital au XXIe siècle". On a pu percevoir à l'occasion de son passage récent à Bruxelles, à quel point Piketty capture l'air du temps, à quel point son exposé synthétise un enjeu dont tout le monde perçoit l'importance pour les décennies à venir.
En Belgique, la prochaine législature sera celle d'une grande réforme fiscale. Tous les partis reprennent le slogan de "révolution fiscale", beaucoup parlent de rétablir la progressivité de l'impôt sur le revenu (sérieusement rabotée, rappelons-le, par la réforme fiscale de Didier Reynders en 2003, qui a aboli les tranches à 52,5% et 55%). Il ne reste plus qu'à espérer que les incantations de campagne électorale donnent lieu à des réformes pas seulement cosmétiques. Afin de fixer un degré d'ambition, laissons la parole à l'auteur pour conclure: "d'après nos estimations, le niveau optimal du taux supérieur dans les pays développés serait supérieur à 80%". 82%, précise-t-il malicieusement dans une note en bas de page. Nous voilà prévenus.

mercredi 2 octobre 2013

Le luxembourg, une innovation financière d'avance

Sur l'autoroute qui relie Bruxelles à Luxembourg, un panneau bien connu des automobilistes les salue à l'entrée de la province (belge) du Luxembourg. "Une ardeur d'avance", est-il annoncé, sous un sanglier pixellisé très vintage.



En poussant un peu plus loin, au Grand-Duché de Luxembourg, on ne serait pas surpris de croiser une signalisation du même tonneau - "une innovation financière d'avance" - tant le pays s'est fait une spécialité d'être à la pointe de l'ingéniérie fiscale.
Alors que toute la communauté internationale s'active aujoud'hui à enrayer l'évasion fiscale (comme on l'a rapporté ici et ici), les milliers de financiers, fiscalistes et avocats luxembourgeois travaillent ferme à élaborer de nouvelles niches.
C'est presque une question existentielle. Depuis qu'il s'est mué d'un pays largement industriel en l'un des principaux centres financiers mondiaux, le Luxembourg se fixe pour ligne de conduite de dégainer le premier. C'est d'ailleurs en étant le premier à transposer une directive de 1988 qu'il est devenu un géant de l'industrie des fonds de placement (ici), avec plus de 2.500 milliards d'euros d'actifs sous gestion (voir ici). A côté de la stabilité politique du pays (un peu secouée ces derniers temps), la rapidité des innovations financières est souvent citée comme le premier atout de la place luxembourgeoise.
Cette qualité ne lui fait pas défaut aujourd'hui que le pays est secoué par un vaste effort mondial anti-évasion fiscale. Avec la Suisse, le Luxembourg est l'une des cibles principales de l'offensive en cours. Les deux pays s'indignent - non sans arguments - d'être pointés du doigt alors que d'autres paradis fiscaux plus discrets ou plus puissants échappent à la vindicte. La City de Londres, Hong-Kong, l'Etat américain du Delaware sont quelques uns des centres financiers à passer entre les mailles du filet.
Mais le Luxembourg n'a pas pour habitude de rester sur la défensive. Sa classe politique et ses financiers - étroitement liés - ont entrepris de reprendre la main en adaptant à la sauce locale les meilleurs morceaux du modèle anglo-saxon. Le plus intéressant est le trust: cette structure juridique est particulièrement efficace pour éviter l'impôt, car elle dissimule le bénéficiaire final. Elle n'est pas une entité légale, mais un arrangement, ce qui lui permet de contourner bon nombre de règles anti-abus.
Au Luxembourg, les trusts prendront la forme de "fondations patrimoniales". Une loi sur le sujet est en voie d'adoption. La revue spécialisée PaperJam détaille dans cet article toutes les caractéristiques de ce nouveau régime, qui doit aussi concurrencer le modèle belge de la fondation, cher à la reine Fabiola. C'est d'ailleurs d'abord dans les pays voisins que le secteur financier luxembourgeois prospectera à la recherche d'une clientèle fortunée.
La fondation patrimoniale n'est pas la seule nouveauté en gestation. Le Grand-Duché veut aussi refaire son coup de 1988 en comptant parmi les premiers à transposer la directive "AIFM" sur les hedge funds. Le ministre des Finances, Luc Frieden, ne cache pas ses intentions: "Un cadre réglementaire compétitif étant essentiel pour l'attractivité du pays, le gouvernement a ajouté des dispositions fiscales attrayantes", a-t-il dit récemment au parlement. Dispositions parmi lesquelles on retrouve la limited partnership, autre importation anglo-saxonne.
Autre axe de développement de la place financière luxembourgeoise: le renminbi offshore. De la même manière qu'il fut un pionnier dans le développement du marché des dollars offshore au milieu du siècle dernier (déjà à des fins fiscales, lire ici), le Luxembourg veut devenir la place de référence pour les transactions étrangères dans la monnaie chinoise. Une site internet vient d'être dédié à cette ambition.
Il me revient aussi que le pays chercherait à répliquer les intérêts notionnels, un régime belge de détaxation massive qui a permis d'attirer les centres de financement des multinationales. De discrètes consultations sont en cours sur le sujet.
Bref, le Luxembourg n'a aucunemement l'intention d'être la victime de la refonte en cours du paysage financier. Rien de surprenant, en somme. La lutte contre l'évasion fiscale a toujours été un grand jeu entre voleurs et gendarmes. Mais s'ils veulent être efficaces, ceux-ci seraient bien inspirés de tenir à l'oeil ce qui se fait au Grand-Duché.

vendredi 13 septembre 2013

Deux bonnes raisons de contrarier les Catalans

Qu'ils sont nombreux, ces Catalans qui manifestent pour l'indépendance. Ce 11 septembre, ils ont formé une chaîne humaine longue de 400 kilomètres, une "voie catalane" vers la sécession totale de l'Espagne. Qu'ils sont beaux, drapés de rouge et d'or! Quel désir ardent d'indépendance on perçoit dans leurs regards!


On aurait presque envie de rêver avec eux. La Catalogne n'incarne-t-elle pas le désir de liberté face au centralisme autoritaire de Madrid ? N'est-elle pas l'image même d'un soulèvement pacifique et citoyen, auquel un Etat rigide, pas totalement débarrassé de son passé franquiste, n'apporte aucune réponse ? Les Catalans n'ont-ils pas droit à un référendum, à l'autodétermination ?
Il est tentant de le penser. Mais il existe au moins deux bonnes raisons de contrarier cette aspiration.

Size matters
La première, c'est que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne se comprend pas de la même façon aujourd'hui, en Europe, que dans le contexte de la décolonisation.
Le principal défi de l'Europe aujourd'hui est celui de la taille. Dans un monde globalisé, les pays européens ne font pas le poids face aux Etats-Unis, à la Chine et à la Russie, mais surtout face aux acteurs économiques. Alors que les entreprises multinationales sont de plus en plus grandes et concentrées, le pouvoir politique en Europe est de plus en plus morcelé. Les multinationales en profitent pour faire leur shopping, pour faire jouer la concurrence entre les pays. L'arrivée de nouveaux Etats (Catalogne, Ecosse, Flandre) ne fera que renforcer ce morcellement; elle accentuera le dumping fiscal et social. Ces petits Etats pensent qu'il leur suffira de s'abriter derrière le paravent européen. Mais leur désir d'indépendance les aveugle: ils ne voient pas que l'Europe reste impuissante à bien des égards. En raison de règles d'unanimité paralysantes, elle ne prend aucune décision valable sur la fiscalité ni sur le droit social. A moins de transférer des nouvelles compétences à l'Europe - ce qui n'est pas la tendance actuelle, sauf en ce qui concerne la finance et la rigueur budgétaire -, les indépendances se solderont par une concurrence intra-européenne accrue au détriment du bien-être collectif.

Patriotisme constitutionnel
La seconde raison tient à la nature de l'Etat moderne. Le défi des Etats aujourd'hui, c'est de faire cohabiter pacifiquement, sous les mêmes institutions, des communautés diverses. Partout en Europe, des communautés ethniques vivent ensemble dans l'un ou l'autre Etat. La cohabitation est parfois difficile, mais elle est infiniment préférable à la sécession, dans laquelle se cache toujours le rêve d'un Etat ethniquement pur.
En Belgique, le ministre-président wallon, Rudy Demotte a provoqué un vif débat cet été, en affirmant qu'il existait un nationalisme positif. Beaucoup lui ont rétorqué que le nationalisme se construisait toujours sur le rejet de l'autre.
A un nationalisme prétendument positif, je préfère le patriotisme constitutionnel. Ce concept développé par Habermas voudrait que les sociétés modernes soient capables de troquer leur sentiment national contre un amour pour le cadre démocratique lui-même. La patrie devient un ensemble de règles choisies en commun et permettant le vivre-ensemble.
Un concept rationnel, bien éloigné de la ferveur nationale catalane. Mais même sur la voie passionnée de l'indépendance, il doit être possible d'entendre la voix de la raison.

mardi 3 septembre 2013

A lire: "International Business Taxation", Sol Picciotto

C'est une brique indigeste de 400 pages en anglais serré, écrite il y a plus de 20 ans, et ça parle de fiscalité. Autrement dit, il y a très peu de chances que vouc cliquiez sur le lien que je vous propose aujourd'hui.
Mais pour tous ceux qui cherchent à comprendre les ramifications d'un système international qui permet aux grosses sociétés de ne payer aucun impôt ou presque, le livre de Sol Picciotto est un must.
Ce professeur d'économie, aujourd'hui à la retraite et membre actif du Tax Justice Network, y décrit l'évolution de l'impôt des sociétés depuis le début du 20e siècle. Il montre avec brio comment le système des traités bilatéraux est aujourd'hui désuet pour une économie mondialisée, et esquisse les contours d'un système plus juste. Publié en 1992, le livre n'a pas pas une ride. Il anticipe beaucoup des problèmes qui sont devenus aujourd'hui des enjeux politiques de première importance.
Si vous voulez mieux comprendre l'économie des multinationales, ou si vous souffrez d'insomnies, n'hésitez pas.

lundi 22 juillet 2013

Taxation des grandes entreprises: l'OCDE fait bouger les lignes

BEPS pour "Base Erosion and Profit Shifting" : c'est le petit nom d'une initiative internationale qui pourrait bien faire bouger les lignes sur la fiscalité des grandes entreprises. Préparée depuis plus d'un an par l'OCDE, ce "club de pays riches" qui est aussi le principal forum de création des règles économiques internationales, le projet n'a pour l'instant pas trouvé beaucoup d'échos dans les médias. Tout à leur fièvre royaliste, les journaux belges n'ont pas écrit une ligne sur le sujet ce week-end, alors que les grands axes viennent d'être dévoilés. Le seul BEPS dont les annales garderont la trace sera ce Brevet Européen de Premier Secours obtenu par 10 habitants de Wasseiges.
Le débat qui s'est ouvert est pourtant de ceux dont on ne devrait pas faire l'économie. Depuis des années, les taux d'impôts riquiquis que se ménagent les multinationales à coup d'ingéniérie fiscale défraient la chronique. Et pour la première fois, l'OCDE travaille à un plan d'action concret pour y mettre fin. Pascal Saint-Amans, en charge du projet, se fixe un horizon de deux ans pour obtenir des résultats.
Parmi les mesures phares proposées, on retiendra:
- l'obligation pour les entreprises de dévoiler au fisc les schémas de planning fiscal agressif
- changer les règles de prix de transfert pour empêcher que les droits d'auteurs, royalties et autres "intangibles" soient placés dans les paradis fiscaux (une source énorme d'évitement de l'impôt)
- s'attaquer aux structures dites hybrides, grâce auxquelles les multinationales peuvent profiter des incohérences entre les législations des différents pays (une source énormissime d'évitement de l'impôt)
- préparer un traité multilatéral qui permettra d'amender d'un seul coup toutes ces règles sans devoir attendre trois décennies que les conventions bilatérales soient amendées un à une.
Un timing et un programme plutôt ambitieux, donc, d'autant plus qu'il est soutenu par tous les pays du G20...
Mais on retiendra surtout que l'OCDE s'obstine à rejeter un régime en lequel tous les partisans d'un système fiscal plus juste voient LA solution: la taxation unitaire des multinationales. Aujourd'hui, ces sociétés, bien qu'elles aient souvent un centre de décision ultime, sont considérées du point de vue fiscal comme une multitude d'entités. Le tout dans un flou artistique très propices aux astuces les plus tordues. En basculant dans un système unitaire, les multinationales seraient considérées comme une seule entité, dont l'impôt total serait alloué entre les pays en fonction de critères objectifs (emploi, ventes,...). L'OCDE n'ose pas s'aventurer sur cette voie: elle craint de s'enliser dans les blocages techniques et surtout politiques. Les pays comme l'Irlande ou les Pays-Bas, qui se font une spécialité d'encourager l'évitement fiscal des grosses entreprises, ne manqueront pas en effet d'utiliser tous les leviers pour freiner le processus.
Mais voilà bien une piètre excuse en réalité. Pour peser face à des entreprises dont le chiffre d'affaire dépasse le PIB des Etats (mais dont la contribution à l'impôt est ridiculement petite), la communauté internationale ne doit pas seulement être ambitieuse. Elle doit l'être beaucoup. Sinon, tout simplement, elle ne fera pas le poids. Et ses réformes seront à nouveau contournées, avec l'aide des milliers d'experts qui, à travers le monde, gagnent grassement leur vie en tirant profit des moindres failles des règles internationales.

Lire aussi l'éditorial du Financial Times sur le sujet, ainsi que l'analyse du Tax Justice Network

jeudi 11 juillet 2013

FATCA: bombe atomique américaine et enfumage européen

En 2010, les Etats-Unis ont fait passer une législation dont le monde n'a pas immédiatement mesuré la portée. La loi FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act) allait imposer à toutes les banques de la planète de transmettre les informations nécessaires à la taxation des Américains, qu'elles soient ou non localisées dans un paradis fiscal (voir mes posts précédents ici). Peu à peu,  FATCA est devenu le nom de l'arme atomique sur le front de l'échange d'informations fiscales. Les Etats-Unis semblaient avoir trouvé la parade ultime aux paradis fiscaux.
L'Europe a mis le temps à réagir. D'abord incrédules face à une loi extraterritoriale - impérialiste presque -, les gouvernements ont négocié des accords avec Washington pour encadrer un peu l'ingérence américaine, mais aussi pour assurer une certaine réciprocité.
La France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie ont donc conclu avec les Etats-Unis des accords intergouvernementaux (censés servir de modèle pour les autres Etats européens). Sur cette base, la Belgique vient d'envoyer une proposition d'accord à Washington. Elle y a joint en douce une annexe de comptes, de produits financiers et d'entités "dont on considère très peu probable qu'ils soient utilisés pour éluder l'impôt, et qui devraient dès lors être exclus du champ d'application" (ici). Comment ne pas voir dans cette liste, rédigée avec les fédérations financières Febelfin, Assuralia et BEAMA, une tentative de contourner le caractère très général de la loi US ?
Mais l'enfumage européen ne s'arrête pas là. Les ministres des Finances  de l'Union parlent désormais de développer un 'FATCA européen", en utilisant l'acronyme comme un gage de leurs intentions sérieuses de mettre fin à l'évasion fiscale. Ce dont il est question concrètement, c'est d'étendre à toutes les catégories de revenus l'échange automatique d'information déjà prévu pour les intérêts de l'épargne. Un progrès très significatif, mais pourtant bien moins ambitieux que le projet américain. Les Européens ne s'échangeraient en effet ces informations qu'entre eux. Or, ce qui rend unique la loi FATCA, c'est son caractère extra-territorial: les contribuables américains ne pourront plus se cacher nulle part sur la planète. Rien de tel n'est prévu pour l'instant en Europe, où visiblement les gouvernements se montrent toujours enclins à laisser ouvertes quelques portes de sortie pour les fraudeurs.

jeudi 27 juin 2013

Europe-USA: exceptionnelle, la culture ?

"La culture n'est pas une marchandise, on ne peut pas la mettre sur la même table que des voitures, des lampes ou des boulons". Le cinéaste Radu Mihaileanu résumait ainsi récemment (ici) le concept d'exception culturelle, cette idée très française que la culture devrait être mise à l'abri des lois du marché.
Le francophile président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, semble avoir bien incorporé le principe: "l'exception culturelle n'est pas négociable. La culture n'est pas une marchandise", répète-t-il à qui veut l'entendre. Pourquoi alors cette violente polémique des derniers jours entre Paris et Bruxelles ? Quelque chose doit s'être perdu dans la traduction, entre Costa-Gavras qui voit en Barroso "un homme dangereux pour la culture", l'intéressé qualifiant de "réactionnaires" les défenseurs de l'exception et Arnaud Montebourg concluant que le président de la Commission est "le carburant du Front National" (aah, le point Le Pen, cette version française du point Godwin).
Qu'est-ce qui se cache derrière ces amabilités, derrière la querelle sémantique ? Instinctivement, on ne peut qu'éprouver de la sympathie pour ce petit village gaulois qui résiste encore et toujours à l'envahisseur. Refuser de manger de la grosse production d'Hollywood matin, midi et soir est a priori plutôt sain pour l'esprit. Soutenir le film local, le fait-main, la qualité "made in France", cela semble tomber sous le sens.
Mais la culture est-elle à ce point exceptionnelle ? Pourquoi pas une exception gastronomique pour nous protéger des McDonalds ? Une exception agricole face aux boeufs hormonés, aux poulets chlorés et autres barbaries américaines ? Ou même, pourquoi pas, une exception industrielle, comme le suggère dans un tweet Michel Onfray (point Le Pen, bis) ?
Car au final, la culture vaut-elle vraiment plus que les voitures, les boulons ? C'est peut-être à l'aune de cette interrogation qu'il faut comprendre le "réactionnaire" de Barroso, cet ancien maoïste (voir cette vidéo de jeunesse). L'exception culturelle serait réactionnaire au sens de la révolution culturelle ? A méditer...
En matière de négociations avec les Etats-Unis, il convient en tout cas de se garder, comme le conseillait Mao, de "voir les arbres et non la forêt". Car la culture n'est qu'un paramètre parmi beaucoup d'autres.
Dans le domaine agricole, à coup sûr, Washington cherchera des débouchés pour des produits fabriqués dans des conditions qui rebutent la plupart des Européens. Le chapitre sur l'investissement pose d'autres questions essentielles: il est envisagé de favoriser les possibilités d'arbitrages privés, vous savez du genre qui a conduit l'Etat français à verser plus de 400 millions d'euros à Bernard Tapie dans des conditions douteuses. Derrière cette affaire très médiatique, le "boom de l'arbitrage" alimenté par des cabinets juridiques coûterait des milliards de dollars aux contribuables, selon un rapport publié récemment par deux ONG.
Ces problèmes et d'autres doivent être soulevés, quand bien même la culture resterait une exception. Et derrière eux, une question doit être posée: jusqu'où l'Europe est-elle prête à aller pour relancer sa croissance moribonde ? Quels principes, quelles exceptions sommes-nous prêts à échanger contre des emplois ?

lundi 10 juin 2013

"Prêt citoyen thématique": comment le gouvernement recycle votre épargne - et ses idées

Belle convergence de vues, ce dimanche, sur le plateau de Mise au Point entre les partis de la majorité. L'abondante épargne des Belges (245 milliards d'euros*) sera canalisée grâce au "prêt citoyen thématique", parfois appelé aussi "grand emprunt populaire". Même l'opposition est prête à s'y rallier. "Quand il y a un bon projet, on le soutient", affirme le député Ecolo Georges Gilkinet.
L'idée ? Les banques pourront offrir aux ménages des bons de caisse à 5 ou 7 ans bénéficiant d'une taxation réduite (précompte mobilier à 15% au lieu de 25%), à condition que l'argent soit dirigé vers des "projets ayant une finalité socio-économique ou sociétale". Ces placements seront thématiques: on pourra choisir de financer des hôpitaux, des prisons ou des PME. Grâce à la fiscalité plus favorable, le gouvernement assure que ces bons offriront un rendement légèrement supérieur aux conditions du marché.
Ce que n'ont pas dit à la télé dimanche les représentants du gouvernement, c'est que ça coince encore  politiquement. Deux jours plus tôt, l'Open Vld a bloqué le dossier en comité ministériel restreint. Il faut dire: l'expression d'"emprunt populaire" ("volkslening"), ne sonne pas très libéral - libéral flamand encore moins. Le parti conditionne donc son soutien à la réforme d'une loi de 1996 sur la compétitivité et les salaires, sujet ô combien sensible. Il nous revient que le ministre des Finances, le CD&V Koen Geens, a très moyennement apprécié ce marchandage de dernière minute.
Qu'à cela ne tienne, le "ministre qui rit" - de "lachende minister" comme on le surnomme en Flandre - a défendu le projet dimanche. Le prêt citoyen thématique sera disponible dans toutes les bonnes épiceries à partir de novembre, a-t-il assuré.
Le dossier est en effet plus au moins finalisé au niveau des experts. Il a fallu pas moins d'une année de travail pour aboutir à une texte consensuel, assez différent du "livret B" proposé initialement par les socialistes au parlement ou du "livret vert" esquissé par Ecolo. A l'époque, il était question d'imiter le "livret A" français, servant principalement à financer le logement social.
Le projet est désormais considérablement "libéralisé": plus question de taux garanti. Plus question non plus de créer une structure publique chargée d'orienter les fonds (type Banque publique d'investissement voulue par François Hollande): ce sont les banques elles-même qui choisiront comment investir les fonds levés, sur base de critères qui devront être déterminés ultérieurement par arrêté royal.
Comment éviter dès lors qu'elles ne recyclent sous forme de "prêt citoyen" des prêts qui auraient de toute façon été accordés aux PME ? Il sera difficile de le déterminer. De là à imaginer que l'"emprunt populaire" n'est qu'une façon déguisée de ramener à 15% un précompte mobilier que le gouvernement Di Rupo a relevé à 25%, il n'y a qu'un pas...







* voir aussi ces statistiques qui montre que le taux d'épargne des Belges n'est plus tellement supérieur au reste de l'Europe, contrairement à une idée reçue. En France, en Allemagne, on épargne davantage.

vendredi 31 mai 2013

Lobbying anti-TTF: il en reste, je vous en mets ?

Un demi-kilo, à vue de nez. C'est le poids d'un volumineux dossier remis aux participants d'un séminaire organisé il y a peu par la Fédération des entreprises de Belgique et la fédération financière Febelfin. Objectif: réduire à néant le projet européen de taxe sur les transactions financières (TTF). Devant un parterre d'entrepreneurs et de financiers conquis d'avance, les orateurs se relaient à la tribune pour dénoncer l'ineptie du projet - conçu "par des stagiaires de la Commission", plaisante l'un d'entre eux. Les arguments ne manquent pas. Certains sont de pure opportunité, d'autres méritent d'être examinés. D'autant plus qu'ils sont en passe d'aboutir à une refonte radicale, comme le suggère cette dépêche récente de Reuters.
Voici un petit tour d'horizon des arguments politiques, économiques et légaux avancés par les anti-TTF, pour compléter mes deux derniers posts sur cette question (auxquels on pourra se référer pour une approche moins technique, ici et ici).

- la TTF provoquerait une fuite des capitaux
Depuis l'origine, le principal problème de la taxe sur les transactions financières est qu'elle ne sera pas appliquée par tout le monde. L'idée d'une taxe mondiale étant mort-née, l'Europe a décidé d'y aller seule. Mais même en Europe, une majorité de pays ne veulent pas y participer. A peine 11 Etats membres ont prévu de la mettre en oeuvre. Cette division pose un problème majeur: comment éviter que les transactions et les capitaux fuient en dehors de la zone-TTF ? L'expérience de la Suède est dans tous les esprits: au début des années 90, le pays a dû abandonner à la hâte sa propre taxe, qui fut un fiasco retentissant.
Pour répondre à cette crainte, la Commission européenne a prévu un champ d'application extrêmement large, par le biais de deux principes inédits:
- Le principe de résidence signifie que seraient taxées toutes les transactions entre institutions financières pour autant que l'une d'entre elles soit établie dans la zone TTF (même s'il ne s'agit que d'une filiale d'une société étrangère).
- Le principe d'émission signifie que la taxe s'appliquera en outre à tous les échanges de titres qui ont été émis dans la zone TTF. Autrement dit: tout produit financier lié à une société de la zone sera taxé même si l'échange a lieu hors zone.
Pour bien mesurer à quel point ce champ d'application est étendu, je vous recommande de lire cette étude (avec des schémas assez clairs) réalisée par PriceWaterhouseCoopers.
On voit donc bien que la TTF est loin d'avoir été conçue par des stagiaires. Elle a été pensée de façon très ingénieuse pour éviter les fuites de capitaux.

- la TTF pèserait sur le financement de l'économie
A priori, la taxe sera dûe uniquement par les institutions financières. Mais étant donné qu'elle s'appliquera aussi sur les échanges de titres d'entreprises non-financières, celles-ci craignent pour leur financement. A l'heure où l'accès au crédit est limité, est-il bien raisonnable de faire peser cette charge sur le capital ? Wim Wuyts, directeur fiscal à Bekaert, une entreprise belge spécialisée dans la transformation des métaux, évalue la facture à plusieurs millions d'euros (ici).
Dans une économie de plus en plus financiarisée, on ne peut en effet pas exclure que les entreprises seront affectées par le projet. On voit alors revenir par la porte arrière la question des relations entre la zone TTF et le reste.
Si par exemple Ab InBev, établie en Belgique (zone TTF), est déavantagée par rapport à son concurrent direct Heineken (Pays-Bas, hors zone), on se retrouve bien avec une distorsion économique et un problème politique.
Plus généralement, la TTF heurte frontalement la stratégie belge visant à attirer les sièges et les banques internes des multinationales (via les intérêts notionnels, centres de coordination, régimes de holding, etc...). La Belgique risque d'être très désavantagée par rapport à des deux concurrents directs, le Luxembourg et les Pays-Bas, qui ne participeront pas à la TTF.

- la TTF serait illégale
Last but not least, l'argument de l'illégalité de la TTF pourrait bien lui porter un coup fatal. Comme le souligne le conseil Allen & Overy dans une étude récente, il est tout à fait possible que l'édifice s'écroule devant la Cour de Justice. Une procédure intentée par le Royaume-Uni est déjà pendante.
La question est la suivante: est-ce que la coopération renforcée entre 11 pays viole le sacro-saint marché intérieur et les libertés d'établissement et de circulation des capitaux ?
On l'a vu aux points qui précèdent; indéniablement, la TTF induit une distorsion entre la zone TTF et l'hors-zone. Or, depuis des décennies, la jurisprudence de la Cour en matière de libre circulation est extrêmement libérale. Elle ne tolère que peu de distorsions au marché intérieur.
Ce cas pourrait devenir emblématique. La Cour peut confirmer que la liberté de circulation des capitaux est quasi absolue. Mais elle pourrait aussi changer de cap et décider que des restrictions (comme les principes de résidence et d'émission) sont acceptables pour que les Etats protègent leur assiettes fiscales. Ce serait un tournant majeur.
Mais quoi qu'il en soit, la TTF sera entourée (tout comme sa recette) d'une grande incertitude juridique pendant plusieurs années au moins.

vendredi 10 mai 2013

L'Allemagne saborde la taxe sur les transactions financières

L'Allemagne est-elle sur le point de saborder la taxe européenne sur  les transactions financières ? On peut se poser la question, au vu des déclarations récentes de son ministre des Finances, Wolfgang Schäuble. Interrogé sur la question lors d'une conférence à Londres, il a semblé bien moins enthousiaste qu'il ne l'était il y a quelques mois. "Ce n'est pas une préoccupation majeure, pour être très franc", a-t-il dit. "Cette année, l'année prochaine (...) ce n'est pas un problème majeur" (voir ici).
Cet aveu ressemble à une mise en placard en bonne et due forme. La taxe sur les transactions n'existait politiquement en Europe que parce que la France et l'Allemagne la soutenaient avec force. En septembre, M. Schäuble et son homologue français Pierre Moscovici, avaient instillé un certain sens d'urgence. Dans une lettre commune, ils avaient amorcé le mouvement vers une "coopération renforcée" de pays volontaires. Objectif avoué: contourner le véto de Londres et progresser rapidement.
Quelques mois de lobbying intensif plus tard, l'urgence semble être retombée. Après le ministre belge des Finances (Koen Geens, pour qui la taxe est "par excellence pour la prochaine législature européenne"), Wolfgang Schäuble ralentit le tempo.
Sans doute se dit-il, à quelques mois des élections allemandes, qu'il n'est pas nécessaire de charger la barque fiscale. Avec les progrès attendus dans d'autres dossiers (échange d'informations, taxation des multinationales), et surtout une avance confortable dans les sondages, plus besoin d'une TTF pour courtiser les électeurs, doit-il raisonner. Et sans le soutien de Berlin, la taxe est - de facto - mise au frigo.

mardi 30 avril 2013

Taxe sur les transactions financières: les opposants sortent l'artillerie lourde


Si ce n'est pas une attaque coordonnée, ça y ressemble... Les opposants à la taxe sur les transactions financières (TTF) étaient restés silencieux ces dernières années. Pas facile, juste après une énorme crise bancaire, de s'opposer à une mesure vendue au public comme "taxe Robin des bois". Mais la TTF a tellement progressé qu'il faut sortir l'artillerie lourde. Fini de rire, semblent dire d'une même voix les banques et les places financières.
Les critiques viennent de partout. Elles sont les plus virulentes à l'intérieur des 11 pays ("zone TTF") qui ont décidé de négocier entre eux l'application de la taxe. Mais le caractère extra-territorial de la mesure inquiète aussi en dehors, notamment à Londres (voir mes posts précédents ici et ici).

Dans la zone TTF, le secteur financier crie au loup: coût faramineux, risques pour le financement de l'économie et possibilité de délocalisations... Des arguments de lobbying classiques, somme toute, mais qui trouvent un écho auprès des gouvernements.
Les chiffres les plus abracadabrantesques sont cités. En France, la taxe coûterait "plus de 70 milliards d'euros" et provoquerait "des délocalisations d'activités massives, qui menacent 30 000 emplois à brève échéance", selon un courrier adressé au ministre des Finances Pierre Moscovici par l'organisation patronale Medef et des lobbies financiers.
L'existence même d'une place financière française serait menacée. "C’est toute une génération de talents qui devrait rejoindre les secteurs de l’industrie financière non soumis à la taxe ou partir s’exercer à l’étranger sous la pression commerciale des clients", avance l'Association française de gestion (AFG).
En Belgique aussi, les banques sont remontées. Une étude de la fédération financière Febelfin, réalisée avec l'appui de la banque nationale (!), chiffre le coût théorique à 8,4 milliards d'euros - à comparer avec le montant total de 2,7 milliards que les banques paient à l'Etat au titre d'impôts divers.
Une analyse plus poussée publiée par l'administration des Finances donne une estimation plus modeste, comprise entre 624 millions et 1,63 milliard d'euros.
Le patron de Belfius, Freddy Boeckart, affirme carrément que la taxe compromet le redressement de la banque publique. Si elle est appliquée, "je crois que je ne serais plus en position pour pouvoir réaliser ma mission", a-t-il déclaré récemment à la RTBF (ici).
En coulisses, les lobbies se pressent au gouvernement pour plaider l'exemption de certains secteurs (fonds de pension, assurances, clearing...) ou certains types d'opérations (repos, intra-groupe...).
Face à ce feu nourri, le nouveau ministre des Finances, Koen Geens, semble prêt à lâcher du lest. S'il reste "très partisan" de la taxe, il veut l'aborder "avec circonspection" et "de manière équilibrée" (ici). Il s'agit pour lui d'un sujet "par excellence pour la prochaine législature européenne". Un très net changement de tempo, si ce n'est pas une mise au placard en bonne et due forme.
Aux Pays-Bas, on a d'ailleurs tergiversé moins longtemps. Le gouvernement libéral-socialiste a tout bonnement renoncé à participer. Faute de pouvoir exempter a priori les fonds de pension, il a annoncé qu'il se retirait des négociations.

Mais même hors zone TTF, l'opposition est rude. Non sans fondement. La taxe s'appliquera en effet aussi dans les pays européens qui n'en veulent pas. Un exemple: une action de Total (France, zone TTF) sera soumise à la taxe, même si elle est vendue hors zone, par exemple à Londres entre des sociétés chinoises.  Les places financières de Londres et de Luxembourg seront donc affectées. (Si vous voulez bien comprendre ce fonctionnement extra-territorial, lisez cette note publiée par Deloitte, avec des exemples clairs)
Or, le gouvernement britannique est déterminé à protéger les intérêts de la City. Un recours a donc été déposé à la Cour européenne de Justice. Il ne porte pas sur la taxe elle-même, puisque celle-ci n'a pas encore été approuvée, mais sur la décision unanime des 27 d'autoriser la coopération renforcée entre 11 pays. C'est un recours absurde, puisque le Royaume-Uni conteste donc une décision qu'il a lui-même approuvée. Clairement une manoeuvre pour gagner du temps - à laquelle le Luxembourg s'est rallié comme il se doit.

Lobbying intensif, menaces de délocalisations, coups fourrés... la TTF semble bien mal embarquée.
Une volonté politique sans faille sera nécessaire pour mettre en oeuvre le projet - en la faveur duquel plaident pourtant de nombreux arguments.

lundi 22 avril 2013

Une autre banque est-elle possible ?

Début des années 1980: la Belgique donne au monde la new beat, un nouveau son dont l'influence sera féconde pour la musique électronique, encore balbutiante à l'époque. Un petit quart de siècle plus tard, ce petit pays est-il sur le point d'imprimer un nouveau rythme, cette fois dans le domaine bancaire ? C'est l'ambition de NewB, un projet de banque coopérative dont le démarrage à 150 bpm a surpris tout le monde, et en premier lieu ses initiateurs. En deux jours, plus de 10.000 personnes ont acquis une part à 20 euros. Le compteur ne cesse de tourner et s'approche désormais des 40.000 coopérants.
En plus d'une participation aux (éventuels) bénéfices et d'un (futur) compte à leur nom, ils auront un vote sur les décisions stratégiques (une personne = une voix). A lire les messages laissés sur le site, ce sont surtout les valeurs de NewB qui ont séduit. Simplicité, transparence, sobriété résonnent positivement après cinq années où il fut surtout question de produits dérivés complexes, de paradis fiscaux et de bonus. Avec ce projet, une autre banque ne semble plus seulement possible, elle est à portée de main. Mais NewB sera-t-elle à la hauteur des espoirs qui sont placés en elle ?

Beaucoup de questions, quelques réponses

Dans le secteur financier, certains rêvent en secret de voir NewB se casser la figure, histoire de prouver que gérer une banque, ce n'est pas si facile. Comptes, site internet sécurisé, moyens de paiement, prêts hypothécaires, crédits aux entreprises, gestion financière complexe... "laissez-cela aux vrais pros", semblent penser les banquiers.
De facto, la nouvelle banque aura des questions épineuses à résoudre pour concilier tous ses objectifs, parfois contradictoires (capitalisation de grande qualité, investissements éthiques, service à la clientèle, profit modéré). Prêtera-t-elle aux petites et moyennes entreprises, là où les banques commerciales rechignent devant le risque et les frais de gestion ? Accordera-t-elle des crédits à long terme aux hôpitaux ? Offrira-t-elle sur ses comptes des taux suffisamment attractifs pour convaincre un public plus large que les enthousiastes initiaux ? Saura-t-elle convaincre les fonds de pension et autres investisseurs institutionnels de placer leurs billes dans le capital ? Comment rémunérera-t-elle ses collaborateurs et ses dirigeants ? Quelle concurrence mènera-t-elle aux autres institutions financières "éthiques", comme Triodos ?
Notons au passage que la banque néerlandaise a appris à ses dépens ce week-end qu'aucun faux pas n'est désormais plus toléré en matière de réputation financière: un article de Marianne faisant état de fonds logés dans des centres offshore a dû être rapidement remis en contexte. NewB saura-t-elle éviter ce genre d'écueils ?
Pour l'instant, beaucoup de questions sont encore sans réponse. Une première étude de faisabilité entamée il y a deux ans (avec le soutien financier des Régions) est en train d'être revue, à la lumière du succès de l'appel aux coopérants. Une première assemblée générale, le 6 juillet, permettra d'y voir plus clair.
Une fois définies les grandes priorités, NewB devra sollicter une licence bancaire auprès de la Banque nationale et commencer à recruter ses collaborateurs. Les rémunérations seront "convenables", sans être excessives, explique Bernard Bayot, l'initiateur du projet. "La campagne a aussi eu un succès auprès des employés du secteur, y compris pour les hautes fonctions", précise le possible futur CEO, qui a déjà reçu les candidatures de personnes "prêtes à changer d'institution, quitte à avoir une rémunération légèrement inférieure". Il faut dire que les banquiers n'ont plus trop le moral, entre les articles de presse assassins et la haine que leur voue une partie de la population. Si certains souhaitent l'échec de NewB, d'autres au contraire voudraient la rejoindre, même en gagnant moins...


Niveau capitalisation, NewB ne se contentera pas de respecter les exigences minimales - ces exigences que les banques commerciales jugent trop élevées. "Nous avons l'ambition d'aller au-delà", affirme Bernard Bayot.
Il a de bonnes raisons d'être confiant. Plusieurs études ont démontré la force du modèle bancaire coopératif. Si elles sont moins profitables que les banques commerciales, les coopératives présentent une plus grande stabilité de revenus et sont moins sujettes à la volatilité (voir le résumé de la littérature académique dans le fameux rapport Liikanen, page 58). C'est d'ailleurs très clair: depuis 2008, les banques coopératives résistent bien mieux que les autres à la crise (voir cette étude réalisée par la fédération européenne du secteur et cette publication du Bureau international du travail).
Les banques coopératives sont d'ailleurs loin d'être marginales en Europe. Aux Pays-Bas, la seule Rabobank pèse 39% des dépôts. En France, le Crédit agricole se taille 23,4% du marché, devant le Crédit mutuel, à 14,8% (voir ce tableau récapitulatif).
Le statut de coopérative en tant que tel n'est d'ailleurs pas une garantie de pratiques éthiques. Si on en croit les données reprises sur le site "les 7 péchés capitaux des banques" de l'eurodéputé belge Philippe Lamberts, le Crédit Agricole présente un bilan plus que mitigé. Voir ci dessous en image et en chiffres.






Aux Pays-Bas, Rabobank a des pratiques globalement bonnes, tandis que Triodos présente un résultat immaculé.



Comment se positionnera NewB dans ce classement ? Encore une question pour l'instant sans réponse. Mais il y a de bonnes raisons de penser que la banque réussira son pari... En tout cas, moi, j'ai envie d'y croire - et je suis devenu coopérant.

jeudi 11 avril 2013

Fin du secret bancaire: effets d'annonce ou vraie transparence ?

Depuis le temps qu'on nous l'annonce à l'agonie, il n'est toujours pas mort, le secret bancaire ? Il vient en tout cas de pousser quelques râles laissant penser que le supplice touche à sa fin.
Le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, a annoncé mercredi que son pays était prêt à échanger de façon automatique des informations sur l'épargne des Européens à partir du 1er janvier 2015. Le chancelier social-démocrate autrichien Werner Faymann a embrayé en annonçant sa volonté de "négocier" la levée du secret bancaire pour les résidents étrangers.
Cinq grands pays (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne) ont par ailleurs proposé d'étendre à toute l'Europe un système pilote d'échange multilatéral et réciproque d'informations fiscales, mis en place sous pression des Etats-Unis et de leur loi Fatca (ici).
Ce sont des progrès substantiels, du moins si on garde à l'esprit la lenteur infinie de l'harmonisation fiscale en Europe (voir mes posts précédents ici et ici). Comme le dit Pascal Canfin, ancien eurodéputé et journaliste d'Alternatives Economiques, grand pourfendeur des paradis fiscaux, "en quinze jours, on a remporté des batailles que nous menions depuis des années". Faut-il pour autant se réjouir, comme le fait un peu vite celui qui est désormais ministre de François Hollande ?
Sans aucun doute, l'accumulation de scandales et le contexte d'austérité donnent lieu à un écoeurement tel que les politiques doivent désormais donner des gages aux populations. Chypre, Cahuzac, OffshoreLeaks ont changé dramatiquement la donne.
Mais attention aux effets d'annonce et aux réformes de façade... Le Luxembourg et l'Autriche savaient leur secret bancaire condamné sous sa forme actuelle. L'inéluctable application de Fatca, combinée à l'obligation européenne de réciprocité (un mécanisme juridique que je détaillais ici) signifie en effet qu'ils seront légalement tenus de coopérer d'ici quelques années. Il est donc judicieux pour eux de faire une petite concession maintenant, alors que tous les projecteurs internationaux sont braqués sur l'évasion fiscale après les Offshore Leaks. Le Luxembourg, en particulier, est passé maître dans l'art de transformer une contrainte en une opportunité (à l'oeuvre ici et particulièrement ici). La meilleure défense, c'est l'attaque.
Reprendre la main, c'est aussi la stratégie privilégiée par François Hollande, quand il propose la publication controversée des patrimoines des élus (ici) ou avec le projet pilote de Fatca européen. Ce dernier s'apparente en fait surtout au recyclage médiatique d'un processus déjà bien en cours. Et qui permettra aux ministres d'afficher des résultats ce samedi, après des discussions européennes informelles à Dublin. 
Mais les vrais progrès prendront du temps et devront être examinés dans les détails. Retarder les accords, les saucissonner et les noyer dans une complexité propice aux malentendus ont toujours été des tactiques de prédilection des pays de secret bancaire. Il n'y a pas de raison que cela change.
Le secret ne sera vraiment enterré que si la transparence s'applique clairement à toutes les catégories de revenus, sans possibilité de contournement via des trusts, fondations et autres structures opaques. Pas avant. Même si dès ce week-end, à coup sûr, des ministres danseront sur sa tombe devant les caméras de télévision.

mercredi 27 mars 2013

Juncker versus Dijsselbloem, les dessous d'une bataille politique féroce

On le surnomme déjà "Dijsselbourde" ou "Dijsselblunder" dans sa langue natale. Le nouveau président de l'Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, serait un dangereux gaffeur à qui on aurait confié imprudemment les rênes de la zone euro. Aux yeux de ses nombreux contempteurs, le social-démocrate néerlandais aurait, en deux mois, commis autant d'erreurs grossières. Primo: la taxe sur les comptes bancaires chypriotes, promptement abandonnée (ici). Secundo: avoir laissé entendre que le "sauvetage" chypriote pouvait constituer un modèle pour d'autres pays (ici).
Le premier détracteur de Dijsselbloem ne fut autre que son précédesseur, le chrétien-démocrate luxembourgeois Jean-Claude Juncker, qui a flingué le plan chypriote, immédiatement après son adoption (adoption à l'unanimité des 17, donc aussi avec la voix du Luxembourg, faut-il le rappeler). "C'est la première fois qu'un accord est élaboré sans ma participation, c'est pour cela qu'il comporte des lacunes", a t-il déclaré. Un trait d'humour sans doute, mais qu'aura moyennement apprécié son jeune successeur.
Il faut dire que, bien qu'il ait lui-même décidé de céder la direction de l'Eurogroupe, M. Juncker semble plus que réticent à s'éclipser. La conférence de presse d'intronisation de Dijsselbloem en fut un exemple frappant. Le nouveau a dû pratiquement arracher le micro à l'ancien, qui monologuait depuis une demi-heure sans le laisser se présenter (en vidéo ici), interdisant même aux journalistes de lui poser des questions.
L'inimitié entre les deux hommes n'a depuis cessé de grandir. Derrière l'évidente mésentente personnelle se cachent des visions différentes de la zone euro.

vendredi 22 mars 2013

Quelles réformes pour le paradis fiscal chypriote ?

Chypre est-elle un vrai paradis fiscal ? La question est d'un intérêt politique brûlant, à l'heure où l'île au bord de la banqueroute cherche des financements d'urgence de la zone euro. En filigrane se pose en effet cette autre question: à quelles conditions les autres pays européens doivent-ils injecter dix milliards d'euros d'argent public ?
Quand, en juin, Chypre appelle la zone euro à la rescousse, elle sait qu'elle devra se plier, comme avant elle la Grèce, le Portugal, l'Irlande et l'Espagne, à de strictes conditions. Mais le président du pays, à l'époque le communiste Dimitris Christofias, n'est pas prêt à toutes les concessions, d'autant plus que les effets délétères de l'austérité ailleurs sur le continent commencent à devenir évidentes.
Après des discussions ardues avecla troïka de créanciers (BCE-FMI-Commission), un projet de mémorandum est sur le point d'aboutir en décembre. Il prévoit notamment des hausses d'impôts, des réductions de salaires, des multiples coupes dans la fonction publique et - déjà - un prélèvement sur les comptes bancaires (à l'époque limité à  0.095% - 0.11%, bien loin des taux de 6 à 9% qui ont suscité l'indignation ces derniers jours). Certaines mesures sont votées au parlement, mais les négociations trébuchent sur le refus public de Christofias d'endosser la suppression du 13e mois de salaire et un vaste programme de privatisations (tout le détail ici).
En coulisses, le président manoeuvre aussi pour défendre le secteur financier chypriote.Et pour cause: depuis les années 1970, comme de nombreuses autres îles du globe, Chypre a entrepris de se développer comme centre financier offshore. A partir de son adhésion à l'Union européenne en 2004, en dépit de quelques réformes de façade, la croissance du secteur financier s'est accélérée, au point que fin 2009 le bilan des banques atteignait près de 900% du PIB, un niveau très supérieur à la moyenne de la zone euro (334%) (voir ici). Source de richesse et d'emploi (5% de l'emploi total), la finance est clairement un secteur stratégique à protéger, même pour un communiste.
Pour les créanciers internationaux, et singulièrement pour l'Allemagne, les banques chypriotes deviennent au contraire une cible prioritaire. Sauver de la faillite une Grèce coupable de mauvaise gestion était déjà impopulaire. Injecter des milliards dans un paradis fiscal serait carrément suicidaire.
A partir de novembre, face aux réticences de Nicosie, la pression internationale s'accroît. Comme souvent au fil de la crise de l'euro, la presse allemande relaie opportunément quelques informations dérangeantes. Un rapport "confidentiel" des services de renseignements allemand arrive dans les mains du Spiegel: l'hebdomadaire rapporte que Chypre serait une machine à blanchir l'argent sale des oligarches russes. Initialement secondaire pour les Européens, l'enjeu moral du blanchiment a pris de plus en plus d'importance au point de devenir un élément central des discussions aujourd'hui.

Un vrai paradis fiscal ?

Mais quelles réformes imposer au pays en échange d'un prêt européen ? Pour le déterminer, il faudrait comprendre les caractéristiques du paradis fiscal chypriote.
Un seul coup d'oeil aux statistiques des investissements étrangers du FMI (ici) permet de comprendre à quel point la situation est suspecte.
Avec 4 milliards entrants et près de 3 milliards sortants, les îles vierges britanniques, l'un des pires trous noirs financiers de la planète, sont un partenaire de référence. Mais avec 26 milliards de dollars entrants et 19 milliards sortants, la Russie est de très, très loin le principal investisseur à Chypre (environ 40% des flux).


Ce qui pourrait encore avoir une certaine logique au vu de la taille de la Russie devient aberrant quand on prend les statistiques par l'autre bout. On voit alors que Chypre est de très loin le principal partenaire d'"investissement" de la Russie, avec 28% des flux entrants et 34% des flux sortants.
Notons au passage que les autres principaux pays partenaires de la Russie sont tous des paradis fiscaux ou assimilés (Iles vierges britanniques, Bermudes, Bahamas, Suisse, Luxembourg, Pays-Bas), ce qui témoigne de l'intensité de la corruption dans ce pays.


Pour l'organisation américaine Global Financial Integrity, qui vient de publier un rapport sur la question, cela ne fait aucun doute. Ces flux prouvent que Chypre est une gigantesque machine à blanchir l'argent sale de Russie.
Son porte-parole ne mâche pas ses mots. "Le blanchiment peut semble être un concept abstrait, mais il a des implications très sérieuses. Le blanchiment, c'est comment les criminels financent leurs opérations, comment les officiels corrompus reçoivent des pots-de-vin, et comment les riches oligarques ne paient pas leurs impôts. En blanchissant des dizaines de milliards de dollars d'argent sale russe, Chypre finance le trafic de drogue, soutient la mafia russe et facilite la traite d'esclaves sexuels, qu'il s'agisse de femmes ou d'enfants".
Voilà qui est clair, même si la réalité est sans doute moins caricaturale. Selon cet article du Wall Street Journal, pas mal d'entrepreneurs russes auraient créé leur société à Chypre non seulement pour bénéficier du climat fiscal favorable, mais aussi pour s'assurer une protection juridique faisant défaut dans leur pays d'origine.

La disproportion du secteur financier est un autre signe révélateur. Avec des banques pesant 9 fois le PIB, Chypre est l'un des poids lourds de l'Union européenne, aux côté de deux autres île: l'Irlande elle aussi en faillite et un petit poucet dont on parle peu, Malte. Elle reste toutefois très loin derrière le Luxembourg, de loin le plus important centre financier de la zone euro. Tous ces pays se sont bâti une prospérité en attirant les capitaux étrangers.



Mais qu'est-ce qui rend Chypre tellement attrayant ? La principale caractéristique semble être le secret dont il est possible de bénéficier via des actions au porteur ou grâce à des trusts. Comme beaucoup d'autres juridictions (Luxembourg, Jersey, Autriche...), Chypre permet aux détenteurs de fortune de cacher leur identité derrière une structure opaque.
Dans son rapport sur Chypre, le Forum mondial de l'OCDE sur la transparence fiscale a d'ailleurs identifé des déficiences sérieuses dans le cadre légal. Un second rapport sur la façon dont les lois se traduisent dans la réalité est attendu dans les prochains mois. Il pourrait être plus assassin encore. D'après les services allemands de renseignements, les lois chypriotes sont aisément contournées. C'est aussi ce que laissait entendre Moneyval dans un rapport de 2011. L'organe du Conseil de l'Europe soulignait que"les ressources humaines, financières et techniques allouées aux autorités compétentes en matière de blanchiment et de financement du terrorisme ne sont pas satisfaisante et (que) la situation est particulièrement inquiétante pour les autorités de supervision".

Un autre trait du modèle chypriote est le faible niveau de la fiscalité, avec notamment le taux d'impôt des sociétés le plus faible d'Europe (10%),
Au début de la présidence chypriote de l'Union, lors d'une conférence de presse à Strasbourg, j'avais posé à Christofias une question sur cette fiscalité ultra-concurrentielle. Il avait donné une réponse surprenante pour un communiste. "Chypre va lutter pour que ce régime reste en place, c'est notre moyen de survie", car le pays "ne fabrique pas d'avions et n'a pas d'industrie lourde" et "si nous passions à 15%, les entreprises partiraient immédiatement ailleurs".
Voir ci-dessous sa longue réponse, précédée d'un bel exercice de langue de bois de Martin Schulz.


A ce taux s'ajoutent d'autres avantages: pas de taxe sur les plus-values, sur les intérêts, sur les dividendes., sur la fortune, ni sur la succession (le détail ici).
Chypre a également conclu bon nombre de conventions fiscales typiques de paradis fiscaux. Pour sortir de la "liste noire" de la Russie, sur laquelle elle a brièvement figuré en 2008, elle a dû modifier quelque peu son traité avec Moscou, mais le texte reste globalement très favorable. Il permet aux Russes de ramener des dividendes, intérêts et royalties à des taux très bas (ici).

 Quelles réformes ?

Au moment d'écrire ces lignes, avant un week-end d'intenses tractations, toutes les options semblaient encore ouvertes. L'objectif principal est d'éviter une banqueroute totale dont on craint les effets "systémiques" sur la confiance des marchés. Dans cet article, je me limiterai à examiner les questions de fiscalité et de blanchiment d'argent.
Plusieurs pistes ont été examinées au fil des mois. Le mémorandum de décembre aurait obligé Chypre à identifier les bénéficiaires finaux de trusts et à transmettre ces informations aux autres pays. Il n'était pas contre pas question de relever le niveau de l'impôt des sociétés.
La donne a changé après la victoire de Nikos Anastasiades (centre-droit) aux élections et le changement de gouvernement. Les Européens se sont alors trouvés face à un partenaire plus conciliant. Au terme d'une nuit mouvementée le 15 mars, dont les soubresauts ont largement filtré dans la presse (ici), Chypre a accepté - le couteau sous la gorge - des mesures nettement plus douloureuses:
- un relèvement de 10 à 12,5% du taux d'impôt des sociétés,
- la confection d'un nouveau rapport sur le blanchiment par Moneyval et une firme d'audit privée,
- une réduction de la taille du secteur bancaire
- et surtout la fameuse taxe sur les comptes bancaires (6,6% sous les 100.000 euros; 9,9% au-delà).
La taxe est l'élément le plus marquant: non seulement elle aurait permis de lever plus de 5 milliards pour rembourser la dette bancaire, mais elle aurait pu constituer une ponction inédite sur l'argent placé dans un paradis fiscal.
La Commission européenne maintient qu'elle avait suggéré d'exempter les comptes de moins de 100.000 euros et de taxer à 15% les dépôts supérieurs à 100.000. Autrement dit: les plus aisés des Chypriotes se seraient vu infliger une sorte d'impôt sur la fortune, de même que les oligarches russes et consorts. Mais d'après plusieurs sources, Nikos Anastadiades aurait refusé de taxer plus lourdement les comptes mieux fournis. Autrement dit: le président a préféré faire payer les petits épargnants que de voir son pays cesser d'être un paradis fiscal.
Difficile de prédire quelle sera l'issue des nouvelles discussions en cours. Plusieurs options circulent depuis des jours, dont certaines semblent profondément injustes, comme une ponction dans les fonds de pension.
Ce nouveau rebondissement dans la crise de l'euro sera un test: si l'Europe se limite à "sauver" Chypre en passant la facture à sa population, on pourra dire, avec Paul Krugman, que ses dirigeants n'ont rien appris de la crise financière. S'ils démantèlent le paradis fiscal chypriote et font payer ceux qui en ont les moyens, ils montreront leur volonté d'en finir avec les abus. Même si Chypre n'est qu'une des nombreuses destinations de choix pour les capitaux louches.

mardi 19 mars 2013

Déficits budgétaires, déficit démocratique

Pour illustrer le poids de l'Union européenne dans nos vies quotidiennes, on cite souvent le pourcentage impressionnant de lois nationales qui seraient une simple transposition de directives sur l'environnement, la santé, la protections des consommateurs, les marchés publics et bien d'autres sujets (voir cet article de Jean Quatremer). S'il est un domaine entre tous où l'influence européenne s'est accrue ces dernières années, c'est le budgétaire.
La crise financière et la pression de l'Allemagne conjuguées ont poussé l'Europe à se doter d'un arsenal de lois, traités et procédures pour limiter les déficits.  Je ne compte plus les heures passées à couvrir des réunions sur ce sujet, ni le nombre de fois que j'ai écrit "renforcement de la discipline budgétaire" dans un article.
Vous vous y perdez dans le fatras budgétaire européen ? C'est normal. Voici un aperçu des pouvoirs que l'UE s'est arrogé récemment. Rappelons d'abord que le pacte de stabilité (1997) interdit les déficits supérieurs à 3% du PIB et les dettes plus élevés que 60%. Et qu'en 2003, on a décidé de rendre ce pacte plus "intelligent" en permettant une petite flexibilité liée à la conjoncture.
Depuis 2010 et la crise des dettes souveraines, l'heure n'est plus qu'au renforcement. Il y a d'abord eu eu le "six-pack": six règlements prévoyant pêle-mêle des sanctions financières pour les pays déviants, un rythme élevé de désendettement obligatoire, un mécanisme d'alerte pour les dérapages de compétitivité.
Vingt-cinq pays ont ensuite adopté un traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG): la règle d'or d'interdiction des déficits est constitutionnalisée, le déficit structurel ne pourra plus dépasser 0,5%.
Un "two-pack" vient enfin d'être approuvé: possibilité de mise sous tutelle accrue pour les pays en grave dérapage. La Commission obtient le droit d'obliger les gouvernements à retoquer leur projet de budget avant l'examen au parlement national.
Toutes ces procédures découlent du même raisonnement: puisque nous partageons une monnaie, il faut aussi partager la souveraineté. Il s'agit de remédier à un grave défaut de construction de l'euro.
Le problème, c'est qu'en corrigeant un vice de construction, les Européens sont en train d'en aggraver un autre: le déficit démocratique. Il ne menace pourtant pas moins de lézarder tout l'édifice.
L'UE n'est pas complètement anti-démocratique, comme certains semblent le penser (voir ceci), mais son déficit démocratique est bien connu (désignation à huis clos du président de la Commission et du Conseil, procédures peu transparentes pour de nombreuses autres décisions, poids des lobbies, Parlement européen encore trop souvent une chambre d'enregistrement...).
Or, toutes les nouvelles procédures, bien qu'elles touchent à une question essentielle (combien les Etats peuvent dépenser), accentuent ce déficit démocratique. Des pouvoirs étendus sont confiés à la Commission, mais les compétences du Parlement européen ne suivent pas.
On pourrait ne voir là qu'un obscur débat institutionnel, un sujet de dissertation académique, un passe-temps pour euro-fédéralistes naïfs... On aurait tort. Je suis (reste) convaincu que la question démocratique est centrale dans la crise financière que traverse la zone euro. Celle-ci est le reflet d'un basculement de de très larges pans du débat politique dans un cadre international. Les entreprises ne connaissent plus les frontières. L'interdépendance s'accroît. Au niveau budgétaire, il n'est plus possible que chaque pays décide dans son coin.

Une démocratie continentale à portée de main

A défaut d'une gouvernance démocratique mondiale, un objectif lointain, une gouvernance démocratique européenne est à portée de main. Malgré ses allures de vaste usine à gaz, le Parlement européen est en train de devenir le lieu d'un véritable exercice démocratique continental. Voyez comme il a rejeté le traité Acta que la Commission européenne voulait faire passer en force. Comme il tient tête aux chefs d'Etat et de gouvernement contre des coupes budgétaires drastiques. Comme il force le débat sur la mutualisation des dettes publiques malgré l'opposition farouche d'Angela Merkel. Ou comment il impose un plafonnement des bonus au point que le député Belge Philippe Lamberts, artisan de la mesure, serait désormais "l'homme le plus détesté de la City" (voir ces articles du Monde et du Financial Times).
Le traité de Lisbonne a déjà étendu les compétences du Parlement dans toute une série de matières (ici). Pour la première fois, il vient ainsi de voter son avis, en tant que co-législateur, sur une réforme de la Politique agricole commune (PAC).
Mais le champ démocratique européen doit encore être renforcé, singulièrement dans les matières économiques. Le pouvoirs donnés à la Commission doivent faire l'objet d'un contre-poids démocratique. La redoutable troïka (Commission, FMI, BCE), qui dicte aux pays en banqueroute les mesures d'austérité à appliquer, ne doit pas seulement être occupée le temps d'une manifestation ("Occupy the Troïka"), mais placée sous un contrôle parlementaire permanent. Le Parlement ne doit pas seulement être consulté symboliquement, mais devenir co-législateur sur l'harmonisation fiscale.
Ces pouvoirs démocratiques devront être arrachés de haute lutte: beaucoup de gouvernements préfèrent encore les compromis de l'ombre aux débats transparents. Beaucoup pensent que le Parlement se contentera bien d'un os à ronger. L'enjeu en Europe, ces prochaines années, sera de rendre la politique économique à nouveau légitime.
Les élections européennes de 2014 seront un tournant. La chance est grande qu'elles soient précédées d'un débat public médiocre et que le taux de participation soit à nouveau en baisse. Mais il se pourrait aussi que la campagne électorale soit le théâtre d'un vrai débat sur la direction à donner à l'Europe. Ce n'est pas utopique: il suffit de se souvenir du débat vivace qui a précédé le référendum en France sur le traité constitutionnel européen. La Commission vient d'émettre une idée intéressante: que chaque parti désigne un candidat à la succession de José Manuel Barroso (ici). Chaque candidat pourrait ainsi porter (même s'il ne pourra être élu que dans son propre pays) une vision claire, distincte du projet européen.
En allant un peu plus loin, on pourrait imaginer que les élections se muent alors en un référendum sur les politiques économiques actuelles. Et qu'elles débouchent, pour la première fois, sur une vraie alternance au sommet de l'Europe.
Bien sûr les résultats seront contrastés, divergents d'un pays à l'autre. Bien sûr il y aura des compromis post-électoraux forcément décevants. Bien sûr, les lobbies continueront d'influencer les votes.
Mais à moins de penser que l'Europe ne sera changée que par la rue, ces élections de taille continentale sont la meilleure manière d'infléchir son cours actuel.

jeudi 14 mars 2013

L'UE avance à petits pas vers une liste de paradis fiscaux

Les fonds de capital-risque ne pourront pas bénéficier de "passeport européen" s'ils sont logés dans un paradis fiscal. Ni en fait dans aucun pays tiers même s'il s'agit d'Etats qui n'ont rien à se reprocher. Tel est le compromis boiteux auquel sont parvenus les co-législateurs européens (le Parlement d'un côté, les Etats membres de l'autre), à défaut d'un accord sur une liste de paradis fiscaux.
Pour bien comprendre, un petit retour en arrière s'impose: les Européens négocient depuis des mois autour d'un passeport pour les fonds de capital-risque, ces fonds d'investisseurs qui prennent des risques pour financer les jeunes entreprises innovantes. En leur donnant un accès à tout le marché financier européen, le passeport est censé donner un coup de fouet à la croissance.
Pour éviter les montages abusifs, on a prévu de refuser le privilège aux fonds basés dans les paradis fiscaux. Problème: l'UE n'a jamais réussi à se doter d'une liste de paradis fiscaux, un sujet hautement polémique (voir ce que j'écrivais en juillet dernier). En l'absence de liste, impossible donc de déterminer quels pays pourraient ou pas bénéficier du passeport.
Les discussions visant à définir des critères communs ont échoué. Le Parlement européen, représenté ici par le Belge Philippe Lamberts, réclamait une définition étendue des paradis fiscaux, incluant les pays où la fiscalité est inexistante ou qui offrent des avantages sans activité économique réelle. Mais une large minorité d'Etats membres a bloqué le dossier pour obtenir que la définition soit limitée à une référence inoffensive aux listes de l'OCDE et du GAFI (ici).
Faute d'accord, il a été convenu de refuser le passeport à tous les pays tiers, sans distinction. Une mesure extrême, qui témoigne encore une fois de la grande difficulté de définir des listes noires.
La question n'est pas close pour autant. Une recommandation adoptée par la Commission européenne en décembre obligera les Etats membres à discuter à nouveau d'un sujet que beaucoup trouveraient plus commode de laisser dans l'ombre.
Le commissaire à la fiscalité Algirdas Semeta les invite à définir des critères communs pour identifier "les pays qui ne respectent pas les normes minimales de bonne gouvernance en matière fiscale". Il en propose cinq:

1. avantages sont accordés exclusivement à des non-résidents ou pour des transactions conclues avec des non-résidents
2. avantages totalement isolés de l'économie domestique
3. avantages accordés même en l'absence de toute activité économique réelle et de présence économique substantielle à l'intérieur du pays
4. règles de détermination des bénéfices issus des activités internes d'un groupe multinational divergeant des principes généralement admis sur le plan international, notamment les règles de l'OCDE
5. manque de transparence
Ces critères ont été discutés à huis clos au sein d'un groupe d'experts des 27. Ils doivent l'être à nouveau en avril, avant de remonter au niveau des ministres des Finances en mai ou juin. Une fois la recommandation approuvée, chaque pays sera censé se doter de sa propre liste noire.
Il aurait sans doute été plus efficace que l'Union elle-même se dote d'une liste commune de paradis fiscaux. Mais des listes nationales, si elles sont créées, n'en deviendront pas moins un instrument de pression non négligeable, d'autant plus que les Etats membres devront suspendre les conventions fiscales bilatérales avec les pays blacklistés.