mercredi 27 juin 2012

Quand un paradis fiscal communiste appelle l'Union européenne à la rescousse

(Précision 22 mars 2013:  cette page reçoit pas mal de trafic depuis les derniers soubresauts de la crise chypriote. Je ne change rien à l'article, mais notez que j'ai publié un texte plus récent et plus complet ici)

Le dirigeant communiste d'un paradis fiscal appelle l'Union européenne à la rescousse pour refinancer ses banques en détresse. Ce n'est pas une fiction. Ce n'est que le dernier rebondissement en date d'une crise européenne qui confine désormais au rocambolesque.
Lundi soir (25 juin 2012), le président chypriote Dimitris Christophias, l'unique chef d'Etat communiste d'Europe, a officialisé l'appel de son pays aux fonds européens de sauvetage financier (ici). Derrière le côté folklorique de cette annonce, renforcé par la perspective de voir Chypre reprendre dans quelques jours la présidence tournante de l'UE (voir ce reportage), la nouvelle est passée quasiment inaperçue. Et pour cause: les quelques milliards qui seront versés, notamment pour recapitaliser la controversée Popular bank of Cyprus (ex Marfin), semblent insignifiants au regard des 100 milliards déboursés pour les banques espagnoles. Ils le sont plus encore face à la perspective terrifiante d'un éclatement de la zone euro (voir à ce sujet les prédictions apocalyptiques du Spiegel).
Et pourtant, le "sauvetage" chypriote mériterait qu'on s'arrête sur le cas de cette île de la Méditerranée à l'histoire mouvementée, qui s'est trouvé une place de choix dans la concurrence financière internationale en nouant des liens opaques avec l'ancienne puissance coloniale britannique, le Moyen Orient tout proche et la Russie culturellement voisine.

Un véritable paradis

Bien sûr, comme tout bon paradis fiscal, Chypre se défend d'en être un. Et c'est vrai que pour adhérer à l'Union européenne en 2004 (quatre ans avant d'entrer dans la zone euro), le pays a renoncé à certaines des dispositions les plus agressives de son arsenal, en abolissant un taux d’imposition spécifique aux sociétés offshore et en atténuant son secret bancaire. Plus récemment, sous pression du gouvernement russe, qui l'avait placée sur sa liste noire de paradis fiscaux, elle a accepté de fournir à Moscou, sur demande, des informations relatives aux contribuables indélicats (tous les détails ici).
Mais Chypre continue de chercher agressivement des profits aux dépens de ses voisins. Elle reste, d'abord, un pavillon de complaisance, permettant aux armateurs de contourner les règles sur la sécurité des navires et la droit du travail pour les équipages. Dans le domaine financier, elle continue de se positionner comme un centre offshore, avec une fiscalité ultra-concurrentielle et une règlementation très accommodante.
A 10%, le taux de l'impôt des sociétés est le plus bas d'Europe, plus faible encore que le taux plancher irlandais de 12,5% souvent dénoncé. Les plus values ne sont pas taxées, pas plus que les dividendes versés  par le filiales chypriotes à leur maison-mère. Une large gamme de sociétés et holdings permet diverses techniques d'optimisation fiscale.
Les personnes physiques bénéficient aussi d'une fiscalité très favorable: taux très faibles, pas d'impôt sur la fortune, ni sur les successions. Il suffit de passer 183 jours au soleil pour être considéré comme un résident (ici).
En plus de ces avantages fiscaux, Chypre offre aux banques une supervision light-touch, comme le montre cette excellente enquête de Reuters sur la banque Marfin, grandement responsable des troubles financiers chypriotes.
Un point particulier mérite d'être relevé: les relations entre Chypre et le Royaume-Uni, qui conserve sur l'île deux enclaves territoriales où sont logées des bases militaires, vestiges de l'impérialisme britannique au Proche Orient. D'une part, ce caractère anglophone de Chypre ajoute à son attrait en tant que place financière; de l'autre, il lui permet de se positionner sur une niche bien particulière: celles de retraités anglais. Ceux-ci sont plusieurs dizaines de milliers à avoir établi domicile à Chypre, l'un des seuls pays du monde où ils ne paient quasiment aucune taxe sur leur pension, en vertu d'une convention bilatérale (ici).
Cette importante présence britannique a donné lieu ces derniers jours à une information surprenante: les autorités financières du Royaume-Uni seraient sur le point d'octroyer - via la création d'une filiale - une garantie sur les dépôts de 50.000 Britanniques qui auraient placé leur épargne à la Bank of Cyprus (ici). Traduction: Londres va offrir une assurance aux pensionnés, mais aussi aux fraudeurs.

Une occasion manquée
 
Les milliards qui seront versés à Nicosie offrent à l'Europe une occasion idéale pour contraindre le pays à revoir ses politiques déloyales. Mais tout indique que cette voie ne sera pas suivie. Les négociations qui vont s'engager porteront avant tout sur le système bancaire et sur les "déséquilibres macro-économiques", d'après ce communiqué que vient de diffuser l'Eurogroupe. Traduction: on forcera Chypre à restructurer ses banques, voire à en vendre au rabais les actifs les plus juteux, et on imposera un assainissement budgétaire et des mesures de compétitivité. Note au passage: comme la Belgique, Chypre a un système d'indexation des salaires que la Commission européenne voudrait voir disparaître (voir les recommandations adressées recemment). Mais il n'est pas question de la pousser à abandonner sa concurrence agressive. L'Irlande, il faut dire, a établi un précédent dans ce domaine. Cette autre île à la fiscalité favorable, à l'extrême opposé de l'Union européenne, a reçu 85 milliards d'euros de prêts européens en 2010, mais elle a réussi à préserver sa souveraineté fiscale. Malgré l'insistance du président français Nicolas Sarkozy, qui en avait fait une affaire personnelle, le taux de l'impôt sur les sociétés est resté inchangé. L'Irlande continue d'offrir aux multinationales une fiscalité au rabais. Chypre aussi conservera ses avantages.
Hasard du calendrier, la Commission européenne a présenté ce mercredi 27 juin une stratégie de lutte contre les pays tiers pratiquant une fiscalité agressive. Des mesures de rétorsions sont envisagées à terme. Mais plutôt que de reporter aux calendes grecques des sanctions contre les Etats tiers, l'Union européenne ferait bien d'agir maintenant et en son sein. Car il restera impossible d'anéantir les paradis fiscaux tant que des Etats membres se livreront eux-même à une concurrence déloyale.

mercredi 6 juin 2012

Deux reportages à voir

Après la lecture, quelques conseils de visionnage...
D'abord, ce documentaire "A qui profite le cuivre" sur les agissements en Zambie de la société de négoce de matières premières Glencore, qui vient de remporter le prix Albert Londre.

Zambie, à qui profite le cuivre from big666@hush.com on Vimeo.

Et puis cet excellent reportage de France 2 sur les paradis fiscaux, qui a provoqué la colère du Luxembourg (ici)

A lire absolument: "Les paradis fiscaux" de Nicholas Shaxson, ou comment le offshore a contaminé la finance mondiale

Derrière un titre évoquant un énième brûlot anticapitaliste, voici un livre que devrait lire quiconque cherche à comprendre la crise actuelle de la finance. Si vous ne devez en lire qu'un seul, choisissez celui-là.
 
Dans cette "enquête sur les ravages de la finance néolibérale", qui vient d'être traduite en français ("Treasure Islands" en VO), Nicolas Shaxson démonte méthodiquement le mythe fondateur des paradis fiscaux, selon lequel ceux-ci ne seraient qu'une poignée d'îles exotiques accueillant une portion marginale de capitaux sales . Un mythe encore généralement accepté qui nous empêche de voir que le offshore est désormais une composante majeure de la finance mondiale.
Ancien correspondant de Reuters en Afrique, révolté par la pauvreté, les inégalités et la corruption des élites qu'il y a vues, Nicholas Shaxson a mené une enquête très fouillée sur les rouages de l'évasion des capitaux, qui privent les pays du sud mais aussi du nord des ressources nécessaires pour le développement économique, l'éducation et la santé. Deux chiffres suffisent à résumer l'ampleur de l'enjeu: en 2008, les pays en développement ont perdu un montant estimé à 1.200 milliards de dollars en flux illicites; la même année, ils ont reçu environ 100 milliards de dollars d'aide au développement. Pour chaque euro d'aide versée généreusement, une dizaine d'autres sont repartis illégalement dans l'autre sens. 
L'auteur ne se contente pas de rappeler des chiffres et d'égrener des bonnes intentions: il a mené l'enquête aux îles Caïmans, aux Bahamas et à Jersey pour montrer comment les lois de ces juridictions ont été littéralement rédigées sur mesures pour des intérêts privés peu scrupuleux, qu'il s'agisse d'évasion fiscale, de dictateurs corrompus ou même de crime organisé.
Là où ce livre devient vraiment intéressant, c'est quand il montre les mécanismes par lesquels Londres, à partir des années 1950, et les Etats-Unis, quelques décennies, plus tard, sont eux-mêmes devenus des paradis fiscaux de plein droit, servis par des réseaux d'anciennes colonies ou de territoires dépendants.
Nicholas Shaxson relate nombre d'épisodes passionnants et peu connus, comme la création du marché dérégulé des eurodollars à Londres, soutenue par la banque d'Angleterre dans un souci de restaurer, par le biais de la finance, la grandeur de l'empire britannique. Ou comment l'Etat américain du Delaware s'est mué en un centre offshore au point qu'un seul immeuble y est désormais le siège de 217.000 sociétés.
Bien que très documenté, ce livre n'est en rien réservé aux experts. Il est rempli d'anecdotes amusantes ou édifiantes, qui le font lire presque que comme un roman. Surtout, il met en lumière des zones d'ombres que trop d'observateurs de la finance laissent à leur obscurité, par complicité, par ignorance ou, le plus souvent, parce qu'il est très difficile d'obtenir des informations. Une lecture d'intérêt public, à tous points de vue.