jeudi 28 novembre 2013

Sainte Angela et l'Europe père fouettard

Une tendance marquante de la législature européenne qui s'achève aura été le maniement de la (petite) carotte et du (gros) bâton pour faire respecter l'orthodoxie économique. Le vocable de "gouvernance économique" cache une réalité légale faite de sanctions contre les pays déviants.
A ceux qui en douteraient, on rappellera les nombreuses procédures adoptées depuis que les marchés financiers ont menacé de faire éclater l'euro:
- le six-pack (2010) prévoit des amendes de 0,2% du PIB pour les pays n'obtempérant pas aux injonctions sur le déficit, la dette ou la compétitivité
- le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) oblige les Etats à limiter leur déficit structurel à 0,5% du PIB, sous peine de poursuites devant le Cour de Justice de l'Union. Celle-ci serait saisie par un autre Etat membre (ambiance...) ou par la Commission
- à partir de l'an prochain, les aides régionales pourront être suspendues dans les pays qui ne respectent pas la discipline européenne
Cette liste non-exhaustive (voir aussi le two-pack ou la conditionnalité imposée par la troïka aux pays sous assistance) est appelé à s'élargir encore. Dernière idée en vogue: des contrats - dites "arrangements contractuels" - entre l'Europe et ses Etats membres.
Poussé dans le dos par la chancelière Angela Merkel, le président du Conseil européen Herman Van Rompuy veut amener les gouvernements à s'engager dans la voie des réformes économiques en échange d'une incitation financière. L'idée est d'encourager l'appropriation ("ownership") dans les Etats: ceux-ci choisiraient deux priorités dans la liste de recommandations de la Commission européenne. Les pays seraient donc co-propriétaires, en quelque sorte.
Tous ces processus européens convergent dans la direction indiquée par l'Allemagne: interdire les déficits et restaurer la compétitivité. Ils font jouer à la Commission un rôle de police de l'orthodoxie économique. Un rôle que, du reste, le commissaire Olli Rehn ne rechigne pas à endosser. Le Finlandais - qu'on dit candidat à la présidence de la prochaine Commission - fait savoir qu'il compte bien se servir des nouveaux instruments de sanction.
Au passage, c'est l'Europe dans son ensemble qui semble se vêtir en père fouettard. Déjà  pas très populaire, la Commission ne risque pas de regagner ainsi la sympathie des citoyens. Tout  ça à l'heure où les partis europhobes caracolent un peu partout sur le continent...
Qu'on ne me comprenne pas mal: je suis convaincu que l'Europe doit être un espace de droit, où les règles communes sont respectées. Mais pour cela, il faudrait que les règles soient perçues comme légitimes.
Or, l'orientation des débats européens ces dernières années, où l'Allemagne a exercé une domination sans contre-poids en raison de circonstances économiques particulières, n'invite pas au sentiment d'appropriation. Le sens d'ownership ne se décrète pas. Pas plus qu'on ne peut l'encourager en offrant un bonbon aux élèves disciplinés. Seul le débat démocratique peut rendre les populations maîtres de leur destin.
L'Europe de la discipline voulue par Angela Merkel ne sera jamais celle des citoyens. Parce qu'elle se fonde sur une morale de responsabilité dans laquelle beaucoup d'entre eux ne se reconnaîtront jamais. Une fable de la cigale et de la fourmi où les Grecs sont seuls responsables de leur déroute. N'ont-ils pas vécu au-dessus de leurs moyens pendant toutes ces années ? N'ont-ils pas falsifiés leurs comptes pour le dissimuler ? L'Allemagne ne reconnait que le discours qui fait d'elle un modèle de vertu et de rigueur. Elle s'obstine à ne pas reconnaître que ses excédents sont la conséquence automatique de déficits dans autres pays - même si l'adoption prévue d'un salaire minimum constitue un début d'aveu.
La rhétorique allemande rejoint parfaitement la pensée dominante dans les institutions européennes. On imagine, dans les cénacles bruxellois, que les procédures européennes remédient aux manquements nationaux. Il est de bon ton à Bruxelles de critiquer ces assemblées trop nationales, de s'ébahir quand les populations se montrent rétives. Le mode d'organisation démocratique privilégié semble être une forme non-avouée de despotisme éclairé. Une République des experts qui ne se remet jamais en question, même quand ceux-ci se trompent.
Les prochaines élections européennes seront un test pour cette stratégie un peu trop autoritaire. La lecture des sondages invite à penser qu'il y aura bientôt un chahut monstre dans la classe européenne.

mercredi 13 novembre 2013

Taxer mieux et pas plus, un mode d'emploi

La FGTB et la CSC organisaient ce mardi à Bruxelles un grand congrès conjoint sur la fiscalité - une première - en présence de moults orateurs éminents. L'occasion pour les syndicats de s'immiscer dans un débat qui sera au centre de la prochaine campagne électorale. Avec pour fil rouge une question qui s'impose plus qu'elle ne se pose dans un pays où la pression fiscale compte parmi les plus élevées au monde: comment "taxer mieux, pas plus" ?
En ouverture, Christian Valenduc, tête pensante du service d'étude du SPF Finances, était invité à objectiver un peu la discussion. Tout expert qu'il soit, l'homme n'est bien sûr pas neutre. Mais son exposé (voir les slides ici) recadre utilement plusieurs concepts manipulés dans le débat politique.
Il rejette notamment l'idée souvent évoquée d'une "TVA sociale" (aussi appelée "dévaluation fiscale"), consistant à compenser une baisse des cotisations sociales par une hausse de la TVA. Une telle mesure, adoptée en Allemagne, donne un coup de pouce à l'emploi sur le court terme, mais l'effet favorable s'estompe rapidement, selon lui.
Pour baisser la fiscalité du travail (une urgence tant le travail est pénalisé dans ce pays), Valenduc privilégie d'autres pistes, notamment un report sur la taxation de l'épargne. Celle-ci est en effet plutôt basse en Belgique par rapport aux pays voisins. Surtout, la mesure serait relativement efficace d'un point de vue économique: dans une petite économie ouverte, une hausse de la fiscalité de l'épargne n'aurait pas d'effet sur le coût du capital. Autrement dit, pas d'impact négatif sur l'investissement et la croissance, comme on l'entend souvent. Dès lors, il évoque une "imposition généralisée de tout rendement (revenu et plus-value) à taux unique de 25%, avec un abattement à la base indépendant du type de placement"
Interrogé par Le Soir en marge de la conférence, le ministre des Finances semble n'avoir retenu que la dernière partie de la proposition. Koen Geens suggère d'exonérer, en plus des premiers 1.880 euros d'intérêt sur les comptes d'épargne, le rendement des bons de caisse, actions et obligations. La mesure favoriserait le financement à long-terme des banques, explique-t-il. Le ministre CD&V ne mentionne par contre nullement la taxation des plus-values. Et pour financer la baisse du coût du travail, il préférerait "réduire les dépenses publiques". On est loin des propositions de l'expert.
Christian Valenduc tord le cou à une autre idée populaire chez les politiques: les taux réduits de TVA. Bien que la TVA soit un impôt régressif (les pauvres paient plus que les riches, proportionnellement à leurs revenus), les taux réduits sont un très faible instrument redistributif, estime-t-il. Ils ont un coût faramineux pour "corriger l'indice de Gini à la troisième décimale" (autrement dit pour réduire à peine les inégalités). A méditer quand on sait que plusieurs partis, y compris à l'extrême gauche, veulent baisser la TVA sur l'énergie de 21 à 6%.
Pour rétablir la progressivité de l'impôt des personne physiques, Valenduc préfère "une révision drastique" des niches coûteuses (notamment les déductions pour emprunts hypothécaires). Il suggère aussi de faire passer à 30% la tranche des revenus actuellement taxée à 40%. Une bouffée d'air pour les bas et moyens salaires, préférable selon lui à la piste privilégiée actuellement par les partis politiques. Beaucoup veulent élargir le bénéfice de la première tranche exonérée de tout impôt.
Il n'est pas certain que ce genre de propositions soient audibles dans un débat dominé par les slogans - genre "électrochoc fiscal" - et par le clientélisme. La Belgique peut pourtant difficilement faire l'économie d'une réforme profonde de son système fiscal injuste et pénalisant pour ceux qui travaillent.