Quand, en juin, Chypre appelle la zone euro à la rescousse, elle sait qu'elle devra se plier, comme avant elle la Grèce, le Portugal, l'Irlande et l'Espagne, à de strictes conditions. Mais le président du pays, à l'époque le communiste Dimitris Christofias, n'est pas prêt à toutes les concessions, d'autant plus que les effets délétères de l'austérité ailleurs sur le continent commencent à devenir évidentes.
Après des discussions ardues avecla troïka de créanciers (BCE-FMI-Commission), un projet de mémorandum est sur le point d'aboutir en décembre. Il prévoit notamment des hausses d'impôts, des réductions de salaires, des multiples coupes dans la fonction publique et - déjà - un prélèvement sur les comptes bancaires (à l'époque limité à 0.095% - 0.11%, bien loin des taux de 6 à 9% qui ont suscité l'indignation ces derniers jours). Certaines mesures sont votées au parlement, mais les négociations trébuchent sur le refus public de Christofias d'endosser la suppression du 13e mois de salaire et un vaste programme de privatisations (tout le détail ici).
En coulisses, le président manoeuvre aussi pour défendre le secteur financier chypriote.Et pour cause: depuis les années 1970, comme de nombreuses autres îles du globe, Chypre a entrepris de se développer comme centre financier offshore. A partir de son adhésion à l'Union européenne en 2004, en dépit de quelques réformes de façade, la croissance du secteur financier s'est accélérée, au point que fin 2009 le bilan des banques atteignait près de 900% du PIB, un niveau très supérieur à la moyenne de la zone euro (334%) (voir ici). Source de richesse et d'emploi (5% de l'emploi total), la finance est clairement un secteur stratégique à protéger, même pour un communiste.
Pour les créanciers internationaux, et singulièrement pour l'Allemagne, les banques chypriotes deviennent au contraire une cible prioritaire. Sauver de la faillite une Grèce coupable de mauvaise gestion était déjà impopulaire. Injecter des milliards dans un paradis fiscal serait carrément suicidaire.
A partir de novembre, face aux réticences de Nicosie, la pression internationale s'accroît. Comme souvent au fil de la crise de l'euro, la presse allemande relaie opportunément quelques informations dérangeantes. Un rapport "confidentiel" des services de renseignements allemand arrive dans les mains du Spiegel: l'hebdomadaire rapporte que Chypre serait une machine à blanchir l'argent sale des oligarches russes. Initialement secondaire pour les Européens, l'enjeu moral du blanchiment a pris de plus en plus d'importance au point de devenir un élément central des discussions aujourd'hui.
Un vrai paradis fiscal ?
Mais quelles réformes imposer au pays en échange d'un prêt européen ? Pour le déterminer, il faudrait comprendre les caractéristiques du paradis fiscal chypriote.
Un seul coup d'oeil aux statistiques des investissements étrangers du FMI (ici) permet de comprendre à quel point la situation est suspecte.
Avec 4 milliards entrants et près de 3 milliards sortants, les îles vierges britanniques, l'un des pires trous noirs financiers de la planète, sont un partenaire de référence. Mais avec 26 milliards de dollars entrants et 19 milliards sortants, la Russie est de très, très loin le principal investisseur à Chypre (environ 40% des flux).
Ce qui pourrait encore avoir une certaine logique au vu de la taille de la Russie devient aberrant quand on prend les statistiques par l'autre bout. On voit alors que Chypre est de très loin le principal partenaire d'"investissement" de la Russie, avec 28% des flux entrants et 34% des flux sortants.
Notons au passage que les autres principaux pays partenaires de la Russie sont tous des paradis fiscaux ou assimilés (Iles vierges britanniques, Bermudes, Bahamas, Suisse, Luxembourg, Pays-Bas), ce qui témoigne de l'intensité de la corruption dans ce pays.
Pour l'organisation américaine Global Financial Integrity, qui vient de publier un rapport sur la question, cela ne fait aucun doute. Ces flux prouvent que Chypre est une gigantesque machine à blanchir l'argent sale de Russie.
Son porte-parole ne mâche pas ses mots. "Le blanchiment peut semble être un concept abstrait, mais il a des implications très sérieuses. Le blanchiment, c'est comment les criminels financent leurs opérations, comment les officiels corrompus reçoivent des pots-de-vin, et comment les riches oligarques ne paient pas leurs impôts. En blanchissant des dizaines de milliards de dollars d'argent sale russe, Chypre finance le trafic de drogue, soutient la mafia russe et facilite la traite d'esclaves sexuels, qu'il s'agisse de femmes ou d'enfants".
Voilà qui est clair, même si la réalité est sans doute moins caricaturale. Selon cet article du Wall Street Journal, pas mal d'entrepreneurs russes auraient créé leur société à Chypre non seulement pour bénéficier du climat fiscal favorable, mais aussi pour s'assurer une protection juridique faisant défaut dans leur pays d'origine.
La disproportion du secteur financier est un autre signe révélateur. Avec des banques pesant 9 fois le PIB, Chypre est l'un des poids lourds de l'Union européenne, aux côté de deux autres île: l'Irlande elle aussi en faillite et un petit poucet dont on parle peu, Malte. Elle reste toutefois très loin derrière le Luxembourg, de loin le plus important centre financier de la zone euro. Tous ces pays se sont bâti une prospérité en attirant les capitaux étrangers.
Mais qu'est-ce qui rend Chypre tellement attrayant ? La principale caractéristique semble être le secret dont il est possible de bénéficier via des actions au porteur ou grâce à des trusts. Comme beaucoup d'autres juridictions (Luxembourg, Jersey, Autriche...), Chypre permet aux détenteurs de fortune de cacher leur identité derrière une structure opaque.
Dans son rapport sur Chypre, le Forum mondial de l'OCDE sur la transparence fiscale a d'ailleurs identifé des déficiences sérieuses dans le cadre légal. Un second rapport sur la façon dont les lois se traduisent dans la réalité est attendu dans les prochains mois. Il pourrait être plus assassin encore. D'après les services allemands de renseignements, les lois chypriotes sont aisément contournées. C'est aussi ce que laissait entendre Moneyval dans un rapport de 2011. L'organe du Conseil de l'Europe soulignait que"les ressources humaines, financières et techniques allouées aux autorités compétentes en matière de blanchiment et de financement du terrorisme ne sont pas satisfaisante et (que) la situation est particulièrement inquiétante pour les autorités de supervision".
Un autre trait du modèle chypriote est le faible niveau de la fiscalité, avec notamment le taux d'impôt des sociétés le plus faible d'Europe (10%),
Au début de la présidence chypriote de l'Union, lors d'une conférence de presse à Strasbourg, j'avais posé à Christofias une question sur cette fiscalité ultra-concurrentielle. Il avait donné une réponse surprenante pour un communiste. "Chypre va lutter pour que ce régime reste en place, c'est notre moyen de survie", car le pays "ne fabrique pas d'avions et n'a pas d'industrie lourde" et "si nous passions à 15%, les entreprises partiraient immédiatement ailleurs".
Voir ci-dessous sa longue réponse, précédée d'un bel exercice de langue de bois de Martin Schulz.
A ce taux s'ajoutent d'autres avantages: pas de taxe sur les plus-values, sur les intérêts, sur les dividendes., sur la fortune, ni sur la succession (le détail ici).
Chypre a également conclu bon nombre de conventions fiscales typiques de paradis fiscaux. Pour sortir de la "liste noire" de la Russie, sur laquelle elle a brièvement figuré en 2008, elle a dû modifier quelque peu son traité avec Moscou, mais le texte reste globalement très favorable. Il permet aux Russes de ramener des dividendes, intérêts et royalties à des taux très bas (ici).
Quelles réformes ?
Au moment d'écrire ces lignes, avant un week-end d'intenses tractations, toutes les options semblaient encore ouvertes. L'objectif principal est d'éviter une banqueroute totale dont on craint les effets "systémiques" sur la confiance des marchés. Dans cet article, je me limiterai à examiner les questions de fiscalité et de blanchiment d'argent.
Plusieurs pistes ont été examinées au fil des mois. Le mémorandum de décembre aurait obligé Chypre à identifier les bénéficiaires finaux de trusts et à transmettre ces informations aux autres pays. Il n'était pas contre pas question de relever le niveau de l'impôt des sociétés.
La donne a changé après la victoire de Nikos Anastasiades (centre-droit) aux élections et le changement de gouvernement. Les Européens se sont alors trouvés face à un partenaire plus conciliant. Au terme d'une nuit mouvementée le 15 mars, dont les soubresauts ont largement filtré dans la presse (ici), Chypre a accepté - le couteau sous la gorge - des mesures nettement plus douloureuses:
- un relèvement de 10 à 12,5% du taux d'impôt des sociétés,
- la confection d'un nouveau rapport sur le blanchiment par Moneyval et une firme d'audit privée,
- une réduction de la taille du secteur bancaire
- et surtout la fameuse taxe sur les comptes bancaires (6,6% sous les 100.000 euros; 9,9% au-delà).
La taxe est l'élément le plus marquant: non seulement elle aurait permis de lever plus de 5 milliards pour rembourser la dette bancaire, mais elle aurait pu constituer une ponction inédite sur l'argent placé dans un paradis fiscal.
La Commission européenne maintient qu'elle avait suggéré d'exempter les comptes de moins de 100.000 euros et de taxer à 15% les dépôts supérieurs à 100.000. Autrement dit: les plus aisés des Chypriotes se seraient vu infliger une sorte d'impôt sur la fortune, de même que les oligarches russes et consorts. Mais d'après plusieurs sources, Nikos Anastadiades aurait refusé de taxer plus lourdement les comptes mieux fournis. Autrement dit: le président a préféré faire payer les petits épargnants que de voir son pays cesser d'être un paradis fiscal.
Difficile de prédire quelle sera l'issue des nouvelles discussions en cours. Plusieurs options circulent depuis des jours, dont certaines semblent profondément injustes, comme une ponction dans les fonds de pension.
Ce nouveau rebondissement dans la crise de l'euro sera un test: si l'Europe se limite à "sauver" Chypre en passant la facture à sa population, on pourra dire, avec Paul Krugman, que ses dirigeants n'ont rien appris de la crise financière. S'ils démantèlent le paradis fiscal chypriote et font payer ceux qui en ont les moyens, ils montreront leur volonté d'en finir avec les abus. Même si Chypre n'est qu'une des nombreuses destinations de choix pour les capitaux louches.
Pour approfondir sur ce thème, lire l'enquête réalisée par EUObserver http://euobserver.com/justice/119562
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