mardi 2 août 2016

Robin des bois est mort. La Belgique l’a tué

Robin des bois est mort. C’est-à-dire : dans sa version fiscale. La taxe Robin des bois, c’est le petit nom que les ONG ont donné à la taxe sur les transactions financières, également connue sous le patronyme de son inventeur, l’économiste James Tobin, qui goûtait peu de voir son très sérieux projet ainsi repris par des gauchistes aux cheveux longs. Mais peu importe la filiation de la taxe Tobin, souvenons-nous qu’en 2011, après trois décennies de palabres, la Commission européenne lui a donné une chance unique de sortir de la théorie économique pour entrer dans la réalité des marchés. La proposition devait permettre de de prélever une trentaine de milliards d’euros sur les transactions financières. Certains imaginaient déjà la recette affectée aux pays en développement. Une vraie taxe Robin des bois, donc, parce que plus que d’autres impôts elle avait pour objectif de prendre aux riches pour le donner aux pauvres.

Las, cinq ans après la proposition de la Commission, les Etats membres de l’UE peinent toujours à trouver un compromis pour la mettre en application. Jusqu’en 2013, assez commodément, il était facile de blâmer les méchants anglo-saxons ultra-libéraux, opposés au projet. Mais depuis que la taxe est négociée entre une avant-garde de 11 Etats membres, les masques tombent. La Belgique, a-t-on, appris récemment, et plus particulièrement son ministre des Finances, le N-VA Johan Van Overtveldt, rechignent tellement que les négociations pourraient capoter. C’est un virage à 180 degrés pour un pays qui fut pionnier dans le domaine : en 2004, la Chambre belge des représentants était la première en Europe à adopter une résolution favorable à la taxe. La Belgique a depuis soutenu le projet dans les instances européennes, et cette ligne est toujours inscrite dans l’accord de l’actuel gouvernement de Charles Michel Michel. Pour la galerie, sans doute, car derrière les portes closes du Conseil des ministres européens, son ministre des Finances fait tout ce qui est en son pouvoir pour raboter le projet de taxe. Johan Van Overtveldt tient à ce que la Belgique reste com-pé-ti-tive en tant que centre financier, surtout que ses deux grands rivaux, le Luxembourg et les Pays-Bas ont eux carrément refusé de participer aux négociations. Pour la même raison, le ministre refuse de récupérer 700 millions de cadeaux fiscaux aux multinationales, octroyées à travers le mécanisme de l’excess profit ruling, comme le lui ordonne la Commission européenne. Il joue également l’obstruction sur une directive anti-évitement fiscal. Cette politique rencontre du succès, si on en croit un rapport récent: la Belgique se classe sur la deuxième marche du podium européen en matière de législation favorisant l’optimisation fiscale agressive.
Bref, le tax shift, ce fameux glissement qui devait rééquilibrer notre fiscalité, reste loin, très loin du compte. La taxation du travail aura sans doute été un peu réduite, mais pas assez pour changer la plate réalité de notre plat pays : il demeure un paradis fiscal pour les multinationales, et un enfer fiscal pour ses citoyens.

vendredi 10 juin 2016

Ubérisation, classes moyennes et inégalités

Un salaire convenable, un emprunt hypothécaire remboursable, une voiture et un frigo rempli : ne sont-ils pas les principaux signes extérieurs d’appartenance à une certaine classe moyenne ? Ce statut social hérité des trente glorieuses, qu’un emploi dans une grosse société devait permettre de garantir, est en train de s’éroder. La carrière à l’ancienne, du diplôme à la pension, avec progression barémique et avantages extra-légaux n’a plus tellement cours à l’heure de l’intérim, de la loi Peeters et de l’ubérisation.
Une étude américaine récente vient d’établir une corrélation forte entre le taux d’emploi dans les grandes sociétés et le degré d’inégalité. La baisse du nombre d’employés des 10 plus grandes entreprises d’un pays semble proportionnelle à l’augmentation des inégalités. Le résultat est quelque peu contre-intuitif : on ne pense pas vraiment aux multinationales, ni aux géants du BEL20 comme des paradis égalitaires. Pourtant, expliquent les auteurs de l’étude, une certaine forme de coopération sociale et un degré plus élevé de syndicalisation au sein de ces grandes sociétés sont les garants d’une redistribution de la richesse créée à travers les salaires.
Or aujourd’hui, les grandes entreprises n’ont plus le même profil qu’autrefois: réorganisées et allégées, elles se sont débarrassé des tâches périphériques : le nettoyage, la cantine, le marketing, les relations à la clientèle et même parfois la comptabilité ont été outsourcées, délocalisées, filialisées. Ces tâches et d’autres sont désormais confiées à de petites entités tierces où le sens de l’égalité salariale et la syndicalisation n’ont plus cours.
Finie l’époque où les constructeurs automobile donnaient de l’emploi à des banlieues entières. Renault, Volvo, General Motors ont levé le camp de nos quartiers. La nouvelle ère est celle des services et des flexi-jobs. Aujourd’hui, dans certaines banlieues françaises, Uber est le principal employeur, dépassant les fast-food ou le secteur de la construction.
« Je me souviens de l’ancien temps, dans les universités, quand les agents de nettoyage se comportaient comme mes patrons », plaisante Yannis Varoufakis, l’économiste iconoclaste connu pour son bref passage au ministère grec des Finances. « Ils entraient dans mon bureau, ils me rabrouaient, ils me disaient de rentrer chez moi quand je travaillais trop tard. Ils avaient le sentiment d’appartenir à une institution et d’être importants. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Nous avons sous-contracté une société qui engage des travailleurs de nuit sous-payés, sans visage, qui ne se sentent pas connectés à l’institution ».
Aux Etats-Unis, des millions de travailleurs, dans tous les secteurs de l’économie, ont basculé dans l’emploi ubérisé, et la tendance n’est pas près de s’inverser. L’Europe emboîte le pas. Pour Varoufakis, seul un revenu universel, donnant la possibilité de refuser un emploi, permettrait de rééquilibrer le système, tant sur le plan de la justice sociale qu’au niveau-macro-économique. Quoi qu’on pense de cette idée controversée, le débat a le mérite de clarifier une chose : à l’ère du capitalisme 2.0, rétablir plus d’égalité dans le système ne pourra se faire qu’à travers des mécanismes sociaux innovants.

Billet diffusé dans le magazine Image Demain Le Monde

mardi 1 mars 2016

Du cuir en première classe

Des sièges en cuir pour les compartiments de première classe ? A l’heure où l’on économise à tout crin à la SNCB, l’idée est plutôt interpellante. Et pourtant, la ministre de la Mobilité, Jacqueline Galant (MR), assume ce choix. « Une première classe plus luxueuse répond aux exigences visant à établir une distinction entre la première et la deuxième classe, et convaincre ainsi davantage de clients de prendre le train », a-t-elle argumenté.
La SNCB travaille en effet à développer une véritable classe affaires, histoire de faire payer plus cher le prix du billet. Une évolution qui n’a rien d’anecdotique. Partout dans le monde, des opérateurs de transport réfléchissent à diverses manières de marquer les différences de confort entre les classes pour générer davantage de revenus.
Aux Etats-Unis, les compagnies aériennes ont ainsi créé la classe « basique », inférieure à la classe économique. Les passagers ne sont certes pas relégués dans la soute de l’avion, mais leurs possibilités de réservation sont rognées au maximum : ils recevront les plus mauvais sièges et n’auront aucune possibilité de modifier le ticket.
De son côté, un opérateur comme Delta Air Lines propose désormais cinq catégories de tarifs différents, ce qui lui permet de viser des consommateurs aux pouvoirs d’achat variés.
Bien sûr, la plupart de ces compagnies veillent à rester dans le politiquement correct, ce qui n’empêche pas certaines d’entre elles de commettre des erreurs de communication. En Italie, un spot publicitaire mettant en scène une famille d’immigrés voyageant en quatrième classe dans un train de Trenitalia a ainsi suscité la polémique.
Quelles que soient les précautions prises, le constat reste identique : plus les écarts de revenus se creusent, plus la différence de qualité au niveau des biens et des services se fait sentir.
On savait déjà que le secteur du luxe, tout autant que les chaînes de magasins ultracompétitifs (les fameux hard discount), résistaient mieux à la crise économique que les enseignes intermédiaires. Aujourd’hui, on se rend compte que des services théoriquement publics sont de plus en plus différenciés. Nous avons un système scolaire inégalitaire, une justice à deux vitesses et, désormais, un transport de moins en moins « en commun ».

Capitalisme patrimonial

Au-delà des mots et des symboles, les inégalités deviennent donc de plus en plus sensibles. Et elles nous ramènent, comme l’affirme l’économiste Thomas Piketty, à l’ère du « capitalisme patrimonial », quand quelques familles concentraient entre leurs mains l’essentiel du capital. A l’époque du Titanic, par exemple. Ce paquebot transatlantique dont le naufrage, le 14 avril 1912, représente à lui seul un exemple flagrant d’injustice sociale : cette nuit-là, 60 % des passagers de première classe survécurent, contre 42 % en deuxième et 25 % en troisième.
Rassurons-nous : la marche vers l’inégalité n’a rien d’inexorable. Durant de longues décennies, la tendance inverse a prévalu, depuis la suppression de la troisième classe en 1952 dans les trains belges jusqu’à l’abolition des compartiments de première classe dans le métro parisien en 1991.
Au début des années 2 000, la SNCB avait même envisagé d’instaurer une seule classe pour tous.  « Un des objectifs de l’entreprise est d’offrir des places assises pour tous. Une fois cet objectif atteint, la première classe n’aura vraiment plus de raison d’être », expliquait alors un dirigeant de la SNCB. Autres temps, autres mœurs…

samedi 27 février 2016

Grand amour et statut social: en 2016, la foudre ne tombe toujours pas n’importe où

Depuis Romeo et Juliette, morts sur l’autel des querelles entre leurs deux familles, on sait qu’il ne fait pas bon frayer en dehors de son groupe social. De tous temps, le mariage a été pour les communautés une manière de préserver le capital génétique, symbolique ou financier. Pour cette raison, il constitue un champ d’analyse privilégié de la sociologie. 
L’homogamie – la tendance à se marier à l’intérieur de sa communauté- « est considérée comme l’indicateur principal de la cohésion des groupes sociaux », explique le sociologue français Milan Bouchet-Valat. Et pourtant, son évolution à travers temps n’a que peu été mesurée. Le chercheur a entrepris de remédier à ce manque en croisant les données des mariages à celles du niveau d’étude en France entre 1969 et 2001. Un demi-siècle après l’affirmation fameuse, par le démographe Alain Girard que  « la foudre, quand elle tombe, ne tombe pas n'importe où », Milan Bouchet-Valat fait une découverte surprenante. Le coup de foudre semble bien devenir un peu plus aléatoire.  Le mariage s’est en effet largement décloisonné : le taux de couples dotés du même niveau de diplôme (appelé « homogamie de diplôme ») est passé de 47% en 1969 à 27% en 2001. 
On observe ainsi une multiplication de couples associant un(e) cadre du supérieur à un(e) membre de classe populaire ou à un(e) employé(e) qualifié(e). Dans toutes les couches de la société, on semble hésiter moins à tomber amoureux de quelqu’un qui n’a pas les mêmes origines sociales. Toutes ? Non, un groupe résiste encore à la mixité. Les élèves de grandes écoles, ces fabriques très françaises de l’élite nationale, continuent de se marier entre eux. Le taux d’homogamie y a même augmenté en trente ans. Le phénomène peut s’expliquer par un entre-soi accru au sein de ces établissements : non seulement la part des enfants issus des classes populaires y a-t-elle baissé plus rapidement que dans le reste de la population, mais l’arrivée des femmes dans ces écoles auparavant exclusivement masculines y a augmenté les probabilités de rencontres amoureuses.
Le tableau de l’homogamie de diplôme ressemble donc étrangement à celui des inégalités de patrimoine et de revenus : il dépeint un sommet de plus en plus isolé du reste de la population. La tendance est confirmée par les résultats d’une autre recherche récente. Dans une étude sur « le rôle de l’héritage et du revenu du travail dans les choix matrimoniaux », l’économiste Nicolas Frémeaux  montre que les héritiers tendent à se marier entre eux. Cette « homogamie d’héritage » serait également en augmentation.
Bref, à rebours de la société, l’élite ne semble toujours pas disposée à frayer avec les gueux. Si vous comptiez sur un bon mariage pour vous faire une situation, mieux vaut ne pas vous faire trop d’illusion. Vu les évolutions sociétales, vous aurez plus de chances en jouant à la loterie. 


Plus d'informations

Retrouvez cette chronique dans le magazine Imagine Demain Le Monde