Un demi-kilo, à vue de nez. C'est le poids d'un volumineux dossier remis aux participants d'un séminaire organisé il y a peu par la Fédération des entreprises de Belgique et la fédération financière Febelfin. Objectif: réduire à néant le projet européen de taxe sur les transactions financières (TTF). Devant un parterre d'entrepreneurs et de financiers conquis d'avance, les orateurs se relaient à la tribune pour dénoncer l'ineptie du projet - conçu "par des stagiaires de la Commission", plaisante l'un d'entre eux. Les arguments ne manquent pas. Certains sont de pure opportunité, d'autres méritent d'être examinés. D'autant plus qu'ils sont en passe d'aboutir à une refonte radicale, comme le suggère cette dépêche récente de Reuters.
Voici un petit tour d'horizon des arguments politiques, économiques et légaux avancés par les anti-TTF, pour compléter mes deux derniers posts sur cette question (auxquels on pourra se référer pour une approche moins technique, ici et ici).
- la TTF provoquerait une fuite des capitaux
Depuis l'origine, le principal problème de la taxe sur les transactions financières est qu'elle ne sera pas appliquée par tout le monde. L'idée d'une taxe mondiale étant mort-née, l'Europe a décidé d'y aller seule. Mais même en Europe, une majorité de pays ne veulent pas y participer. A peine 11 Etats membres ont prévu de la mettre en oeuvre. Cette division pose un problème majeur: comment éviter que les transactions et les capitaux fuient en dehors de la zone-TTF ? L'expérience de la Suède est dans tous les esprits: au début des années 90, le pays a dû abandonner à la hâte sa propre taxe, qui fut un fiasco retentissant.
Pour répondre à cette crainte, la Commission européenne a prévu un champ d'application extrêmement large, par le biais de deux principes inédits:
- Le principe de résidence signifie que seraient taxées toutes les transactions entre institutions financières pour autant que l'une d'entre elles soit établie dans la zone TTF (même s'il ne s'agit que d'une filiale d'une société étrangère).
- Le principe d'émission signifie que la taxe s'appliquera en outre à tous les échanges de titres qui ont été émis dans la zone TTF. Autrement dit: tout produit financier lié à une société de la zone sera taxé même si l'échange a lieu hors zone.
Pour bien mesurer à quel point ce champ d'application est étendu, je vous recommande de lire cette étude (avec des schémas assez clairs) réalisée par PriceWaterhouseCoopers.
On voit donc bien que la TTF est loin d'avoir été conçue par des stagiaires. Elle a été pensée de façon très ingénieuse pour éviter les fuites de capitaux.
- la TTF pèserait sur le financement de l'économie
A priori, la taxe sera dûe uniquement par les institutions financières. Mais étant donné qu'elle s'appliquera aussi sur les échanges de titres d'entreprises non-financières, celles-ci craignent pour leur financement. A l'heure où l'accès au crédit est limité, est-il bien raisonnable de faire peser cette charge sur le capital ? Wim Wuyts, directeur fiscal à Bekaert, une entreprise belge spécialisée
dans la transformation des métaux, évalue la facture à plusieurs millions d'euros (ici).
Dans une économie de plus en plus financiarisée, on ne peut en effet pas exclure que les entreprises seront affectées par le projet. On voit alors revenir par la porte arrière la question des relations entre la zone TTF et le reste.
Si par exemple Ab InBev, établie en Belgique (zone TTF), est déavantagée par rapport à son concurrent direct Heineken (Pays-Bas, hors zone), on se retrouve bien avec une distorsion économique et un problème politique.
Plus généralement, la TTF heurte frontalement la stratégie belge visant à attirer les sièges et les banques internes des multinationales (via les intérêts notionnels, centres de coordination, régimes de holding, etc...). La Belgique risque d'être très désavantagée par rapport à des deux concurrents directs, le Luxembourg et les Pays-Bas, qui ne participeront pas à la TTF.
- la TTF serait illégale
Last but not least, l'argument de l'illégalité de la TTF pourrait bien lui porter un coup fatal. Comme le souligne le conseil Allen & Overy dans une étude récente, il est tout à fait possible que l'édifice s'écroule devant la Cour de Justice. Une procédure intentée par le Royaume-Uni est déjà pendante.
La question est la suivante: est-ce que la coopération renforcée entre 11 pays viole le sacro-saint marché intérieur et les libertés d'établissement et de circulation des capitaux ?
On l'a vu aux points qui précèdent; indéniablement, la TTF induit une distorsion entre la zone TTF et l'hors-zone. Or, depuis des décennies, la jurisprudence de la Cour en matière de libre circulation est extrêmement libérale. Elle ne tolère que peu de distorsions au marché intérieur.
Ce cas pourrait devenir emblématique. La Cour peut confirmer que la liberté de circulation des capitaux est quasi absolue. Mais elle pourrait aussi changer de cap et décider que des restrictions (comme les principes de résidence et d'émission) sont acceptables pour que les Etats protègent leur assiettes fiscales. Ce serait un tournant majeur.
Mais quoi qu'il en soit, la TTF sera entourée (tout comme sa recette) d'une grande incertitude juridique pendant plusieurs années au moins.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire