"Le Capital au XXIe siècle" reste une formidable boite à outils. Traduit en 40 langues et vendu à 2,5 millions d'exemplaires, le livre a transformé la perception publique des inégalités.
"Capital et Idéologie", que l'auteur a publié en septembre 2019, poursuit ce travail avec une ambition plus grande encore. A travers les 1.200 pages du volume, Thomas Piketty s'efforce de décrire l'évolution des inégalités dans les principales sociétés humaines depuis 1500, et surtout les idéologies qui permettent de les légitimer. "Chaque société humaine doit justifier ses inégalités", écrit-il en introduction. "Il faut leur trouver des raisons, faute de quoi c'est l'ensemble de l'édifice politique et social qui menace de s'effondrer".
"Capital et Idéologie" présente donc au lecteur non seulement des ordres de grandeurs inédits pour comprendre l'ampleur des inégalités (y compris pour les époques et sociétés où la mesure des richesses était beaucoup moins précise qu'aujourd'hui), mais aussi une analyse des idéologies les justifiant, telles qu'elles se sont données à voir dans les débats politiques, la littérature et la vie intellectuelle. A cette aune, les sociétés ternaires (clergé, noblesse, tiers état), esclavagistes, coloniales, sociales-démocrates, soviétiques et post-soviétiques, et hypercapitalistes sont analysées systématiquement. A nouveau, tous les graphiques qui sous-tendent les observations sont proposés en libre accès.
Comprendre le passé pour agir sur le présentCe tour du monde et des époques sert un objectif: en pédagogue, Thomas Piketty veut outiller la délibération publique afin qu'elle s'enrichisse des enseignements des siècles passés, des autres continents. "(L)es processus d'apprentissages collectifs (...) ont tendance à avoir la mémoire courte (on oublie souvent les expériences de son propre pays au bout de quelques décennies, ou bien on n'en retient que quelques bribes, rarement choisies au hasard), et surtout ils sont le plus souvent étroitement nationalistes. Ne noircissons pas le trait: chaque société tire parfois quelques leçons des expériences des autres pays, par la connaissance qu'elles en ont, et aussi bien sûr à travers des rencontres plus ou moins violentes entre les différentes sociétés (guerres, colonisation, occupations, traités plus ou moins inégaux, ce qui n'est pas toujours le mode d'apprentissage le plus serine ni le plus prometteur). Mais, pour l'essentiel, les différentes visions du régime politique idéal, du régime de propriété souhaitable ou du système légal, fiscal ou éducatif juste se forgent à partir des expériences nationales en la matière, et ignorent presque complètement les expériences des autres pays, surtout lorsqu'ils sont perçus comme éloignés et relevant d'essences civilisationnelles, religieuses ou morales distinctes (...)".
Mieux comprendre le passé pour agir sur le présent, tel est donc le propos d'un livre qui, comme "Le Capital au XXIe siècle" se veut à la fois enquête et manifeste - manifeste de ce que pourrait être une politique de l'égalité au XXIe siècle. Il faut ne pas avoir lu Piketty pour suggérer, comme cette chroniqueuse de C à vous, qu'il pourrait appartenir aux "pessimistes": l'homme oeuvre au contraire à ré-équiper la gauche, à la ré-enchanter même, une tâche d'autant plus nécessaire que "la chute du communisme a conduit au développement d'une forme de désillusion face à toute possibilité d'une économie juste, sentiment qui nourrit en ce début de XXIe siècle les replis identitaires et qui doit être dépassé".
Ordres de grandeurs pour la pensée décolonialeS'il est un talent qu'il faut reconnaître à Piketty, c'est celui de mettre en perspective les variations de l'inégalité à travers les époques et les situations sociales, d'une manière qui permette au lecteur d'en saisir l'ampleur. Dans "Capital et Idéologie", les chapitres consacrés aux sociétés esclavagistes et coloniales sont, en la matière, particulièrement éclairants.
L'histoire sombre d'Haïti, si elle est bien connue, prend une dimension plus tragique encore quand on mesure, aux pages 259 à 275, l'ampleur des transferts monétaires qu'ont représenté tant l'exploitation esclavagiste (voir ce graphique sur la part exorbitante de la richesse nationale accaparée par le centile de la population le plus riche, correspondant à l'élite esclavagiste - un niveau d'inégalité que Piketty présente comme l'un des plus élevés jamais atteint) que la dette infligée à l'île en contrepartie de l'indépendance.
"Il est important de se rendre compte de ce que représente cette (dette)", explique Piketty. "Des recherches récentes ont démontré que que ces 150 millions de francs-or représentaient plus de 300% du revenu national d'Haïti en 1825. (...) Avec un refinancement à un taux d'intérêt annuel de 5% typique de l'époque, et sans même prendre en compte les juteuses commissions que les banquiers ne manquèrent pas d'appliquer au fur et à mesure des multiples péripéties et renégociations qui allaient marquer les décennies suivantes, cela signifiait que Haïti aurait dû payer chaque année l'équivalent de 15% de sa production indéfiniment, simplement pour acquitter les intérêts de sa dette, tout cela sans même commencer à rembourser le capital". Cette dette ne fut remboursée finalement qu'en 1950, ce qui signifie que "pendant plus d'un siècle, le prix que la France voulut faire payer à Haïti pour sa liberté eut surtout pour conséquence que le développement économique et politique de l'île fut surdéterminé par la question de l'indemnité, tantôt violemment dénoncée, tantôt acceptée avec résignation, au gré de cycles politico-idéologiques interminables".
Et de poursuivre: Aujourd'hui, "il faut pointer l'extrême faiblesse des arguments évoqués par ceux qui refusent d'ouvrir le dossier haïtien (...). L'argument selon lequel tout cela serait trop ancien ne tient pas. Haïti a remboursé sa dette à des créditeurs français et étatsuniens de 1825 à 1950, c'est-à-dire jusqu'au milieu du XXe siècle. Or, il existe de nombreux processus de dédommagements qui continuent d'avoir lieu aujourd'hui pour des expropriations et des injustices qui se sont déroulées au cours de la première moitié du XXe siècle. On pense notamment aux spoliations de biens juifs perpétrés pendant la Seconde guerre mondiale (...)".
Cette mise en perspective viendra sans doute appuyer un courant de pensée décoloniale, qui, s'il est en vogue dans les sciences sociales et dans le débat public, ne débouche encore que peu sur des demandes de nature financière. On parle beaucoup de décoloniser les arts et les culture; les pages de "Capital et Idéologie" nourriront ceux qui veulent décoloniser la dette.
Le cas de Haïti n'est en effet que l'illustration la plus extrême des fondements iniques de l'abolition de l'esclavage: dans les anciennes colonies françaises et britanniques, non seulement les esclaves n'ont pas été indemnisés, mais ce sont leurs anciens propriétaires qui ont bénéficié de généreuses compensations. Payées par les Etats nouvellement indépendants, comme à Haïti, ou de façon non moins scandaleuse par les contribuables de la métropole (à hauteur de 4 à 5 points de PIB en Angleterre et de 2 points en France).
Hors de la question esclavagiste stricto sensu, Piketty apporte aussi des éléments pour nourrir les discussions sur les transferts entres les colonies et les métropoles (ainsi qu'entre les populations locales et les colons au sein même des colonies). Il mesure notamment les revenus des actifs étrangers français et britanniques durant la seconde période coloniale. "Le rendement obtenu par ces placements avoisinait 4% par an, si bien que les revenus du capital étranger apportaient à la France autour de 5% de revenu national additionnel et au Royaume-Uni plus de 8% de revenu national supplémentaire. Ces intérêts, dividendes, profits, loyers et autres royalties venus du reste du monde permettaient ainsi d'accroître substantiellement le niveau de vie des deux puissances coloniales, ou tout du moins de certains segments de la population en leur sein".
Piketty ne fait qu'ébaucher la question des transferts coloniaux, et on regrette d'ailleurs de ne rien lire sur les extractions congolaises de la Belgique. Mais sans doute les outils qu'il propose inspireront-ils d'autres à pousser plus loin l'analyse.
Des quotas indiens à la co-gestion allemande: apprendre de l'histoire du mondeIl ne saurait être question de proposer ici un résumé du tour du monde auquel nous invite "Capital et Idéologie". Mais parmi les nombreux apprentissages que l'auteur propose de prendre en considération, celui qu'offre le système de discrimination positive adopté en Inde après l'indépendance est inspirant. Ce régime, élargi au fil des décennies, a permis à de larges portions défavorisées de la population indienne (jusqu'à 70% aujourd'hui) de bénéficier d'accès privilégiés à l'enseignement et à la fonction publique. "Les éléments disponibles suggèrent que les politiques menées en Inde ont permis de réduire significativement les inégalités entre les anciennes castes discriminées et le reste de la population entre les années 1950 et les années 2010, d'une façon plus forte par exemple que dans le cas des inégalités entre Noirs et Blancs aux Etats-Unis, et incomparablement plus forte que les inégalités entre Noirs et Blancs en Afrique du Sud depuis la fin de l'apartheid", comme le montre le graphique suivant. De quoi redonner du crédit aux politiques de quotas et de places réservées ?
L'"égalité inachevée" des sociétés sociales-démocrates peut également continuer de nous inspirer, dit Piketty, même après des décennies de sape néo-libérale. La cogestion des entreprises instituée dans la législation allemande après la guerre (la "propriété sociale") a permis de mieux partager le pouvoir entre les actionnaires et les salariés sans empêcher l'industrie allemande d'être compétitive. Au passage, le livre retrace l'histoire méconnue de l'un des échecs de l'Europe sociale, celui de différents projets de directive visant à établir au moins un tiers d'administrateurs salariés dans les conseils d'administration des entreprises de plus de 500 salariés.
Il est intéressant d'observer, plus avant, que sur le thème du partage du pouvoir entre les parties prenantes des entreprises, Piketty refuse de "se limiter à une confrontation entre un modèle purement coopératif (une personne, une voix) et un modèle purement actionnarial (une action, une voix)". Il préconise au contraire les formes mixtes, et notamment la généralisation d'un modèle développé par Julia Cagé (accessoirement sa compagne) pour le secteur des médias, et prévoyant un plafonnement des droits de vote pour les plus gros actionnaires.
Les trajectoires de l'impôt progressif sur le revenu, sur le patrimoine et sur les successions sont également analysées comme une voie fondamentale pour dépasser "l'idéologie propriétariste" qui définit le capitalisme, et que l'auteur a longuement décrite dans la première partie du livre.
Dépasser le capitalismeEn tout état de cause, dépasser le capitalisme ne saurait être accompli par la voie d'une solution "qu'il n'y aurait plus qu'à appliquer les yeux fermés". Mais en combinant les formules vertueuses, en apprenant du passé et du monde, en inventant de nouvelles voies, il sera peut-être possible de ramener les inégalités à des niveaux moins aberrants qu'aujourd'hui.
C'est le pari que fait l'auteur, en dépit de la montée actuelle d'un courant national-populiste diamétralement opposé à sa vision. Vision naïve peut-être, déterministe parfois, dans laquelle le mouvement du monde vers davantage d'égalité, entamé avec la révolution française, est voué à s'amplifier malgré des contre-temps historiques.
"Compte tenu du bilan largement positif du socialisme démocratique et de la social-démocratie au XXe siècle, en particulier en Europe occidentale, il me semble que le mot 'socialisme' mérite encore d'être utilisé XXIe siècle, en l'occurrence en s'inscrivant dans cette tradition, tout en cherchant à la dépasser et à répondre aux insuffisances sociales-démocrates les plus criantes observées au cours des dernières décennies", avance celui qui fut conseiller de Benoit Hamon à la dernière élection présidentielle. Il faut oser cet aplomb, quand on sait la déroute du candidat socialiste, et celle de nombreux partis sociaux-démocrates, en lesquels les électeurs ne voient plus les défenseurs des classes populaires, mais ceux des élites culturelles urbaines.
Les propositions énumérées au dernier chapitre du livre ("Eléments pour un socialisme participatif au XXIe siècle") n'ont cependant que peu en commun avec les idées molles défendues par les socialistes européens au cours des dernières décennies - en particulier ceux qui ont été au pouvoir.
Partage du pouvoir dans les entreprises, dotation universelle en capital à chaque jeune adulte financée par un impôt progressif sur la propriété, imposition progressive de l'héritage et du revenu aux niveaux atteints au milieu du XXe siècle, taxation progressive des émissions carbones, construction d'une norme de justice éducative, réforme du financement des partis politiques, développement d'un social-fédéralisme à l'échelle mondiale... le catalogue des mesures avancées par Piketty semble dessiner une utopie inaccessible. Il a le mérite de fixer un horizon clair. Davantage qu'une fantaisie, ce catalogue n'est-il pas une nécessité, à une époque où les réalités politiques sont tissées de ce qui n'était même pas envisageable hier, où les systèmes politiques déliquescents sont abattus par le populisme et l'extrême-droite ?
"Capital et Idéologie" est un manuel inspirant pour lutter contre le fatalisme inégalitaire. "Le journaliste et le citoyen s'inclinent trop souvent devant l'expertise de l'économiste, pourtant fort limitée, et se refusent à avoir une opinion sur le salaire et le profit, l'impôt et la dette, le commerce et le capital", pointe Piketty en conclusion. En outillant ses lecteurs, Thomas Piketty contribue très certainement à relever l'ambition du débat public.