Forbes estimait, début 2013, que les acteurs de l’économie collaborative empocheraient sur l’année 3,5 milliards de dollars, en hausse de 25%. "A ce rythme", écrivait le magazine spécialisé dans la mesure de la richesse, "le partage en peer-to-peer cesse d’être un simple revenu complémentaire (...) pour devenir une vraie force économique disruptive" (ici).
A écouter ses promoteurs, cette nouvelle économie promet des lendemains qui chantent, faits de partage, d’innovation sociale et de désintermédiation. Elle permettrait de relier davantage les être humains, tout en polluant et en payant moins. "Ses stars se qualifient de gourous, d’inspirationnal thinker, de thought leader et, bien entendu, sont souvent à la tête d’au moins une start-up à succès", ironise le journaliste Jean-Laurent Cassely dans un article récent de Slate. Le célèbre prospectiviste américain Jeremy Rifkin, semble avoir pris la tête des enthousiastes. Dans son dernier essai, baptisé La nouvelle société du coût marginal zéro, il prophétise une révolution collaborative qui abolira le capitalisme, rien de moins. Celui-ci tourne grâce à des investissements massifs qui sont ensuite rémunérés avec les gains procurés par les économies d'échelle, souligne Rifkin. En permettant à chacun de devenir producteur pour un investissement proche de zéro, les nouveaux outils collaboratifs changent complètement la donne: chacun peut désormais devenir un prosommateur - contraction de producteur et consommateur. A terme, les individus reprendront donc le pouvoir sur les grandes entreprises. Car les plateformes de partage ne bouleverseront pas que l’hébergement touristique ou les transports en voiture. Le crowdfunding, en pleine croissance lui aussi, permet déjà de contourner les acteurs bancaires traditionnels. Et dans un avenir pas trop éloigné, l’énergie sera vendue de gré à gré entre producteurs individuels grâce aux réseaux intelligents, tandis que les Fab Labs et imprimantes 3D rapatrieront la production de l’usine au domicile.
Tout cela fleure bon l’utopie. Mais après tout, pourquoi pas ? En ces temps maussades de crise économique et de perte de repères collectif, la perspective de liens directs tissés entre les individus a de quoi séduire.
La fin du capitalisme, vraiment ?
A bien y regarder, l’économie du partage est pourtant bien éloignée du JPEG d’Epinal qu’on serait enclin à partager d’un clic paresseux. Si elle révolutionne nos modes de consommation, elle ne s’accompagne pas nécessairement d’un partage des outils. Au contraire, elle voit émerger de nouvelles multinationales qui n’ont rien de coopératives. En juillet, BlaBlaCar a ainsi levé 100 millions de dollars auprès de fonds d’investissement. L’ex Covoiturage.fr affiche désormais son ambition de "developper le covoiturage urbain à l’échelle mondiale". Au passage, il a truffé son site de tarifs cachés, au point qu’un utilisateur dégoûté n’hésite pas à affirmer que le covoiturage a été "tué par la finance et l’appât du gain".
De l’autre côté de l’Atlantique, les deux géants de la share economy font aussi tourner la tête des investisseurs. En avril dernier, le fonds Texas Pacific Group a investi 450 millions de dollars dans AirBnb, désormais évaluée à plus de 10 milliards. Uber fait également partie du club prisé des valeurs à 11 chiffres, boostée par les investissements de Google et Goldman Sachs.
Nouveaux venus du capitalisme 2.0, les géants du collaboratif adoptent les méthodes de leurs aînés. A l’instar de Google, ils ont mis en place des montages qui leur permettent de réduire à peau de chagrin leur facture fiscale. La structuration internationale d’AirBnb est un modèle du genre (lire notamment ceci). Bien que basée à San Francisco, la société est légalement établie au Delaware, le paradis fiscal intra-américain. Hors-USA, tous les paiements sont acheminés vers une filiale irlandaise, très discrète sur ses bénéfices et vraisemblablement peu taxée. Même opacité du côté des trois filiales ouvertes l’an dernier à Jersey, un autre paradis fiscal notoire. Le service de presse de la firme est particulièrement laconique: "AirBnb paie ses impôts dans tous les pays où elle est établie". Le problème, c’est qu’elle n’est pas établie en Belgique, ni dans beaucoup de pays! Toute virtuelle, elle empoche donc ses commissions sans reverser un centime à l’Etat. Sans non plus accepter de dévoiler quoi que ce soit sur son chiffre d’affaires, ses bénéfices et les éventuels impôts qu’elle paierait ailleurs. Le partage, visiblement, ne s’applique pas aux bénéfices, ni à l’information.
Uber, quant à elle, a bien établi une filiale en Belgique, nécessaire sans doute vu les relations contractuelles plus poussées qui l’unissent à ses conducteurs. Cette petite société a enregistré de légères pertes en 2012 et 2013 et n’a donc payé aucun impôt non plus. Il s’agit clairement d’une coquille quasi-vide destinée à gérer la promotion et les aspects administratifs. Quelle est la taille de son activité réelle de taxi, dématéralisée par la magie du web ? Difficile de le dire, car la société cultive elle aussi le secret. Impossible d’obtenir une information sur le chiffre d’affaires que brasse la centaine de chauffeurs revendiqués à Bruxelles. Les autorités de la Capitale ne disposent d’aucun chiffre.
La route qui permet à Uber de défiscaliser les revenus tirés des activités de taxis est néanmoins plus ou moins connue des experts. Elle ressemble furieusement à celle qu'utilise son actionnaire Google. L'argent payé à travers l'application, perçu au nom des chauffeur, leur est intégralement reversé. Ce sont eux, en fait, les contribuables redevables de l'impôt dans leur pays d'activité. Mais ils ristournent ensuite une commission de 20% à Uber BV, une filiale immatriculée aux Pays-Bas. En vertu de la loi néerlandaise, très favorable aux redevances (royalties), cette filiale ne paie d'impôt que sur 7% des montants perçus, ce qui correspond à un taux d'impôt réel d'environ 2%. Les montants sont ensuite remontés vers une filiale aux Bermudes, où l'impôt sur les sociétés est inexistant, avant de regagner les Etats-Unis, au Delaware, où ces redevances bénéficient d'un taux préférentiel.
Prolétaires 2.0
Mais plus que son opacité fiscale, c’est la concurrence déloyale de la société de taxi qui est régulièrement dénoncée. Depuis des mois, partout en Europe, les taxis officiels protestent contre ces nouveaux concurrents qui offrent des tarifs ultra-bas en omettant bien souvent de payer impôts, cotisations sociales, assurances et licence d’agrément. A Londres, en juin dernier, des milliers de black cabs ont convergé vers Trafalgar Square dans un concert de klaxons, mais Uber n’en a cure. Comme les coup d’éclat du patron de Ryanair, chaque épisode médiatique offre de la publicité gratuite à son modèle low cost et nourrit sa croissance. La firme a bénéficié en outre du soutien très vocal de l'ancienne commissaire européenne aux télécoms, Neelie Kroes. Face aux critiques, la libérale néerlandaise a multiplié les prises de position pour défendre une entreprise en laquelle elle ne voit que dynamisme et innovation. "La plupart des industries n’ont pas la chance de faire partie de cartels légalisés, comme les taxis. Elles doivent embrasser le changement ou décliner (pensez à la décennie perdue de l’industrie musicale avec l’arrivée du téléchargement)", a-t-elle argumenté dans une tribune récente. Neelie Kroes ne laisse donc subsister aucun doute sur sa vision du rôle des nouvelles plateforme: il s’agit de déréguler les professions réglementées. Et celles-ci n’auront pas le choix, car "ces apps ne vont pas disparaître", prédit la commissaire.
Cette évolution apparemment inéluctable pose une question, qui est au coeur des débats sur l’économie collaborative: "Nous dirigeons-nous vers un monde du self emploi ?" La Fondation française Fing évoque un nouveau modèle de travailleurs émergeant depuis quelques années, les "slashers", du nom de la barre oblique (slash) séparant leur multiples activités: un gagne-pain / une passion et/ou une activité dans l’économie collaborative. Ce panachage des revenus n’aurait rien d’anecdotique: les mini-jobs et des auto-entreprises, déjà très développés aux Etats-Unis, se multiplient aussi en Europe.
Côté syndical, on refuse de cautionner une précarisation au nom des nouvelles technologies. "Ce n’est pas l’innovation qui est en jeu, contrairement à ce que prétend Neelie Kroes. Nous sommes pour l’innovation, mais avec certaines règles", affirme Frank Moreels (FGTB-UBT). Il appelle le secteur des taxis à investir pour développer ses propres outils pour smartphones.
Les pouvoirs publics bruxellois sont eux aussi déterminés à ne pas accepter un fait accompli. Le nouveau ministre des transports, Pascal Smet, a relancé les contrôles et plusieurs véhicules ont été saisis. "Il est clair qu’Uber est illégal à Bruxelles pour l’instant", dit-il.
Mais la révolte pourrait bien venir des travailleurs du collaboratifs eux-mêmes. A San Francisco, berceau de la société Uber, une trentaine chauffeurs ont spontanément débrayé le travail au printemps dernier - avec des revendications toutes traditionnelles en matière d’emploi et de salaire. "Ils gèrent un ‘sweatshop’ (usine aux conditions de travail misérables, ndlr) avec une appli. Ils n’ont même pas les c… de descendre pour nous rencontrer", a dénoncé au chauffeur à des journalistes au pied du siège de la firme.
Aucune manifestation du genre n’a encore été observée en Europe. Pour Frank Moreels, ce n’est qu’une question de temps. "Après un temps, les chauffeurs vont se rendre compte que ce n’est pas le rêve qu’ils avaient", dit-il. Plutôt qu’avec des lendemains qui chantent, l’économie du partage pourrait se réveiller avec la gueule de bois.
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