mercredi 26 mars 2014

Progressivité, j'écris ton nom

La prochaine législature sera fiscale ou ne sera pas. Qu'elles soient ou non paralysées par les tensions entre flamands et francophones, les discussions post-électorales tourneront autour de l'impôt. Car les partis politiques, dans une remarquable unanimité, sont d'accord: le système belge a bien besoin d'être dépoussiéré, cinquante ans après sa dernière grande réforme (1962). La Belgique suivra-t-elle la voie de la France, où une "remise à plat" de la fiscalité promise par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault semble plus que compromise ? Le débat a, en tout cas, le mérite d'exister, au milieu des propositions formulées par les partis (voir ici celles du PS, du MR et d'Ecolo). Ceux-ci semblent même envisager, certes avec moult contorsions, de faire examiner leurs propositions par des organismes indépendants. Faut-il y voir un signe de maturité démocratique ?  
Dans tous les rangs, on se drape dans les habits de la progressivité, un terme suffisamment vague pour que chacun puisse y mettre ce qu'il veut. La justice fiscale, ce concept porté au départ par les mouvements anti-paradis fiscaux, est également désormais sur toutes les lèvres (Le président du MR Charles Michel, par exemple, l'utilise désormais pour revendiquer une baisse des droits de succession, voir ici).
Mais la progressivité et la justice fiscale, au fond, qu'est-ce que c'est ? Sans prétendre apporter ici de définition exhaustive, je voudrais apporter quelques éléments historiques pour recadrer le débat. A leur lumière, on verra que les réformes envisagées sont en fait relativement modestes (j'examinerai ceci dans un billet suivant).
La progressivité, en fait, peut se résumer à cette notion simple: plus on gagne d'argent, plus on contribue à l'impôt. Le taux marginal (payé uniquement sur la partie du revenu située au dessus d'un certain seuil) progresse donc en fonction du salaire brut.
Voici, par exemple, les tableaux des taux payés actuellement en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Il ne prend pas en compte les cotisations sociales, dont on ne parlera pas ici par souci de simplification, bien qu'elles puissent affecter substantiellement les paramètres de redistribution.

Source: base de données sur les impôts de la Commission européenne

Il existe aujourd'hui une sorte de seuil psychologique de 50%, au-delà desquels on ne veut plus taxer les revenus. C'est l'idée qui sous-tendait le bouclier fiscal de Nicolas Sarkozy ("Je crois au principe selon lequel on ne peut prendre à quelqu'un plus de la moitié de ce qu'il gagne", disait-il). Les taux marginaux s'approchent donc de ce niveau, même si, rappelons-le, ils ne visent que la fraction supérieure des revenus. Historiquement, pourtant, ils ont atteint des niveaux bien supérieurs. C'est paradoxalement le cas en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, comme le montre ce graphique tiré du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty.


Si on veut être plus précis, sur les 20 dernières années, on peut jeter un oeil à ce tableau tiré du dernier rapport sur les tendances fiscales en Europe de la Commission européenne. On voit que les taux marginaux ont chuté dans tous les pays, surtout en Europe de l'est (-40% en Bulgarie !), mais aussi à l'ouest (-6,9% en Belgique, -8,9% en France, -9,5% en Allemagne).



Creusons maintenant un peu dans l'histoire de la Belgique pour voir que l'étendue de la progressivité a beaucoup varié au fil du temps. C'est à la fin des années 1970, à l'aube de la révolution néolibérale, qu'elle est la plus étendue. En 1980, le taux marginal culmine à  72%, comme le montrent ces archives du SPF Finances.


Le taux de 72% s'applique curieusement à l'avant-dernière tranche, pour les revenus compris entre 4 et 14 millions de francs belges (soit environ de 260.000 à 900.000 euros aux prix d'aujourd'hui). Les revenus supérieurs à 900.000 euros étaient taxés à un taux inférieur (67,5%).
Dix ans plus tard, après les réformes menées par les ministres Frans Grootjans et Philippe Maystadt, le champ de la progressivité était considérablement retréci. En 1990, le taux marginal n'était plus que de 55% (une chute de 17 points!), pour les revenus supérieurs à 2,2 millions de frans belges (90.000 euros aux prix d'aujourd'hui).




La dernière réforme des barèmes date de 2004. A l'initiative de Didier Reynders, la progressivité a encore été retrécie, avec un taux marginal plafonné à 50%, comme on l'a vu dans le graphique plus haut.
Les propositions pour la prochaine réforme fiscale varient beaucoup: le MR veut réduire encore la progressivité, avec seulement trois taux (25%, 40% et 50%), qui rapprocheraient encore la Belgique du modèle de flat tax. Ecolo veut au contraire amorcer un mouvement inverse, en rétablissant des tranches supérieures à 50%. Le PS préconise une différente technique: son bonus emploi est une réduction d'impôt pour 3 millions de travailleurs. Le parti propose en même temps de revaloriser les allocations sociales.
Ces réformes sont loin d'être insignifiantes, mais il n'est pas inutile de les éclairer à la lumière de l'évolution historique. Leur portée s'en trouve très nettement relativisée.

Lectures conseillées:
La crise de la progressivité, par le cercle des fiscalistes
Les propositions de réforme fiscale de Bruno Colmant, un économiste étiqueté à droite (il fut chef de cabinet de Didier Reynders) qui se déplace de plus en plus à gauche sur l'échiquier politique. Après avoir proposé de revoir les intérêts notionnels qu'il contribua à mettre en place, il parle maintenant d'une "progressivité intelligente", qui" augmenterait légèrement le minimum non imposable (...) au prix d'une augmentation modique des taux d'imposition dans les barèmes les plus élevés". Il préconise aussi de revenir à la globalisation des revenus, de sorte que les revenus financiers soient à nouveau inclus dans les barèmes progressifs (proposition déjà émise par le PS). Quand on sait que Bruno Colmant veut aussi sortir de la dette par l'inflation, il est tentant de le faire figurer au palmarès des économistes belges qui, à l'instar de Paul De Grauwe, ont effectué, si pas un virage à 180 degrés, une belle courbe rentrante au cours de leur carrière.

mardi 11 mars 2014

Quand Berlin et Londres s'allient pour protéger l'opacité fiscale des multinationales

Les multinationales ne seront finalement pas obligées de publier un rapport annuel sur les taxes payées et les subsides reçus dans les pays de l'Union européenne. Cet échec à établir une transparence basique est un scandale, qui n'a pourtant reçu qu'un faible écho dans les médias.
Un peu de contexte: en mai 2013, les dirigeants européens sont réunis dare-dare pour parler fiscalité. La multiplication de des scandales les y oblige: l'OffshoreLeaks, l'affaire Cahuzac en France, et en Allemagne les déboires d'Uli Hoeness (dont le procès vient de s'ouvrir). Dans leurs conclusions, ils trompettent une série de mesures pour boucher les trous du filet fiscal et pour rendre plus transparente la fiscalité des multinationales.
L'un des objectifs annoncés est de conclure pour fin 2013 une révision de la directive sur l'épargne. Cet important instrument de lutte contre l'évasion fiscale s'est rapidement avéré inefficace, mais le Luxembourg et l'Autriche refusent de le réparer, comme on l'a relaté ici à de multiples reprises. En ce mardi 11 mars 2014 où j'écris ces lignes, le Luxembourg a une nouvelle fois refusé d'approuver les modifications. Face à la pression internationale massive dans ce dossier, les pays de secret bancaire ne pourront toutefois plus résister longtemps. D'ici quelques années, la transparence devrait être plus grande sur les revenus financiers des personnes. 
Côté entreprises, par contre, l'optimisation fiscale a de beaux jours devant elle. Une grosse minorité de pays a réussi à faire dérailler le projet d'obliger les grosses sociétés à dévoiler l'impôt payé et les subsides reçus dans chaque pays d'implantation (ici). Difficile de voir, pourtant, en quoi il s'agirait d'informations confidentielles. Au contraire, ce sont des informations d'intérêt public.
Derrière le Royaume-Uni et l'Allemagne, nouvel axe conservateur de l'Union, le Luxembourg, l'Irlande, la Lettonie et la Hongrie se sont entendus pour bloquer un progrès dont leurs Premiers ministres avaient pourtant approuvé le principe au sommet de mai. Prétexte: le dossier n'est pas mûr. La Commission a été chargée de préparer un rapport d'ici... 2018. Il faudra sans doute de nouveaux scandales pour que ce calendrier scandaleusement lent soit revu.