jeudi 24 janvier 2013

Taxe sur les transactions financières: le grand schisme fiscal européen ?

C'est une première. Ce serait même, selon les mots du commissaire européen Algirdas Semeta, "une étape majeure pour la politique fiscale de l'Union européenne": onze pays membres vont s'associer dans une coopération renforcée pour lancer une taxe sur les transactions financières. Une “TTF” dont ne voulaient pas les 16 autres, Royaume-Uni en tête. Pour la première fois, les pays favorables à une harmonisation fiscale européenne ne s'arrêteront pas au véto opposé par les réticents. Ce mardi 22 janvier 2013, ils ont réuni la majorité qualifiée nécessaire pour initier leur projet (ici).
Pour bien mesurer la signification de l'événement, il faut se rappeler avec quelle lenteur les Etats se traînent dès qu'il s'agit d'adopter des règles fiscales communes, chacun préférant conserver son petit bout de pouvoir, ses petits privilèges locaux, ses petites niches (voir mon article précédent ici). Il faut aussi se rappeler, à propos de la TTF proprement dite, qu'elle est réclamée depuis des décennies par la société civile, après sa formulation initiale en 1972 par James Tobin (ici).
Longtemps jugée hérétique, la “taxe Tobin”, a lentement percolé, infiltré les esprits. La crise financière a achevé de convaincre des gouvernements encore très hésitants jusqu'il y a peu (ici). Onze Etats européens (Allemagne, France, Belgique, Autriche, Slovénie, Portugal, Grèce, Italie, Espagne, Estonie et Slovaquie) sont désormais acquis à l'idée. Ils la mettront en oeuvre sans chercher à convaincre les réticents (Royaume-Uni, Suède, République tchèque), mais en laissant la porte ouverte à ceux qui hésitent encore (notamment le nouveau gouvernement libéral-travailliste aux Pays-Bas).



Cette coopération renforcée constitue un progrès quelque peu paradoxal. Certes, un bloc significatif d'Etats harmoniseront leurs politiques. Mais dans le même geste, ils creusent une nouvelle tranchée au sein d'une Union européenne déjà très divisée (entre un nord austère et un sud en banqueroute, entre la zone euro et l'hors zone euro...). Cette tranchée fiscale pourrait s'approfondir avec le projet d'harmonisation de l'impôt des sociétés (ici): car ici aussi, un bloc de pays (plus ou moins le même) envisage d'avancer sans attendre les autres.

Un grand schisme ?

On n'a pas fini de mesurer les conséquences de cette nouvelle division.
D'abord, la mise en oeuvre de la taxe dans 11 pays risque de devenir un casse-tête technique et politique. Les Européens devront concilier deux objectifs qui semblent radicalement opposés: d'une part, taxer les transactions sans les faire fuir vers la zone non taxée (comme ce fut le cas en Suède dans les années 1990), et d'autre part préserver la liberté de circulation des capitaux au sein de l'Union européenne.
La Commission européenne, qui sortira bientôt une proposition concrète, est confiante qu'elle parviendra à trouver un équilibre. Pour ceux que la technique intéresse, en voici les grandes lignes:
  • un principe de résidence est déjà acquis: les transactions seraient taxées dès qu'elles sont conclues entre deux opérateurs dont au moins un est établi dans la zone-TTF. Les filiales de sociétés-mères établies dans la zone-TTF seront redevables, même si elles-mêmes sont en dehors. Autrement dit: les filiales londoniennes et luxembourgeoises des banques européennes seront visées
  • un principe d'émission, plus radical, est envisagé: tout produit financier de la zone-TTF (une action de Volkswagen, un bon d'Etat belge...) serait taxé au moment de l'échange, même si la transaction a lieu entre des opérateurs tous les deux établis hors de la zone.
Ces principes feront grincer des dents dans les pays non-participant. En particulier ceux qui ont développé des centres financiers (Londres, Dublin, Luxembourg,...), et qui risquent de voir se tarir un certain nombre de transactions devenues moins attractives. Certaines transactions seraient en outre taxées deux fois: à Londres, par exemple, elles seraient soumises au stamp duty local et à la TTF. Sérieusement dissuasif pour des traders qui bâtissent leur fortune sur des milliers de micro-gains...
Ce schisme fiscal entre la zone TTF et le reste de l'Union deviendra donc une source de tension importante.
Plus fondamentalement, il donnera un argument en or aux partisans d'une Europe à la carte, au premier rang desquels le Premier ministre britannique. C'est pourtant à l'unisson que les pays européens ont condamné l'Europe à géométrie variable proposée par David Cameron dans un discours cette semaine – dont ce passage vaut la peine d'être lu en entier:
The EU must be able to act with the speed and flexibility of a network, not the cumbersome rigidity of a bloc.
We must not be weighed down by an insistence on a one size fits all approach which implies that all countries want the same level of integration. The fact is that they don’t and we shouldn’t assert that they do.
Some will claim that this offends a central tenet of the EU’s founding philosophy.  I say it merely reflects the reality of the European Union today. 17 members are part of the Eurozone. 10 are not.
26 European countries are members of Schengen – including four outside the European Union – Switzerland, Norway, Liechtenstein and Iceland. 2 EU countries – Britain and Ireland – have retained their border controls.
Some members, like Britain and France, are ready, willing and able to take action in Libya or Mali. Others are uncomfortable with the use of military force.
Let’s welcome that diversity, instead of trying to snuff it out.
Let’s stop all this talk of two-speed Europe, of fast lanes and slow lanes, of countries missing trains and buses, and consign the whole weary caravan of metaphors to a permanent siding.
Instead, let’s start from this proposition: we are a family of democratic nations, all members of one European Union, whose essential foundation is the single market rather than the single currency.  Those of us outside the euro recognise that those in it are likely to need to make some big institutional changes.
By the same token, the members of the Eurozone should accept that we, and indeed all Member States, will have changes that we need to safeguard our interests and strengthen democratic legitimacy. And we should be able to make these changes too.
Some say this will unravel the principle of the EU – and that you can’t pick and choose on the basis of what your nation needs.
But far from unravelling the EU, this will in fact bind its Members more closely because such flexible, willing cooperation is a much stronger glue than compulsion from the centre.
Le plaidoyer de Cameron n'a pas convaincu les dirigeants européens, qui ont rivalisé de métaphores pour le critiquer. “L'Europe fonctionne au menu, pas à la carte” (dixit le ministre belge Didier Reynders). "L'Europe, admettons que ce soit un club de football, on adhère à ce club, mais une fois qu'on est dedans, on ne peut pas dire qu'on joue au rugby" (le chef de la diplomatie française Laurent Fabius). Parmi bien d'autres critiques (ici)...
En lançant une taxe à onze pays, ces pays font pourtant exactement ce qu'ils reprochent à Cameron de vouloir faire. Est-ce pour les renvoyer à leurs propres contradictions que le Premier ministre anglais a prononcé son discours le lendemain du lancement de la coopération renforcée ?
Les contradictions européennes  pourraient se résumer à un choix: continuer de bâtir une Europe élargie, un vaste marché avec un socle très minimal de règles communes, ou lui préférer une Europe noyau, plus intégrée, au risque de morceler le continent (voir ce post précédent).
Entre ces deux voies, les Européens hésitent et ne semblent pas prêts de trancher...